VaForomani ndimi mawondonga purazi / Mr. Foreman, you have destroyed the land

Exposition
Arts plastiques
Semiose Paris 04
Moffat Takadiwa, VaForomani ndimi mawondonga purazi / Mr. Foreman, you have destroyed the land

Moffat Takadiwa: Suburbain x Sublime x Subalterne


Pour sa première exposition personnelle parisienne, Moffat Takadiwa (né en 1983 à Karoi, Zimbabwe) présente à la galerie Semiose un ensemble de pièces sculpturales inédites. Artiste parmi les plus remarqués de la scène artistique africaine émergeante, exposé autant en galeries qu’en institutions, de Londres à Singapour en passant par Johannesburg, Takadiwa a tout de l’artiste global. Sa pratique désormais bien identifiée de sublimation des déchets de notre système économique capitaliste (lui-même hyper globalisé), a montré qu’elle peut faire parler d’elle sur presque tous les continents et dans bien des écosystèmes culturels.

Par le recyclage de quantités astronomiques de touches de claviers d’ordinateur, d’embouts et bouchons divers de bombes aérosols et autres bouteilles de soda, ou encore de brosses à dents et tubes de dentifrices, chaque sculpture de Takadiwa se veut une prise de position sublimante et résistante à l’invasion des déchets aux niveaux local et global. Si elle renvoie aux dépotoirs massifs qui empêchent le développement des industries locales du Zimbabwe, elle n’en reflète pas moins la résilience plus générale de l’Afrique face aux économies néolibérales des pays occidentaux – et leurs déchets. Loin de « l’économie solidaire » et du « commerce équitable » tant en vogue dans le marketing actuel (autrement dit récupérés par le capitalisme), les déchetteries arpentées par Takadiwa dès ses débuts, au mitan des années 2000, représentent autant une malédiction qu’une bénédiction (tel le pétrole, à la fois « or noir » et source de tous les conflits). En l’occurrence, au-delà de Takadiwa, ce matériau impur va s’imposer comme une denrée artistique recyclable pour toute une génération d’artistes locaux. Les déchetteries vues du ciel – comme le regard plongeant dans les dédales et tourbillons chromatiques des « tapis » muraux de Takadiwa – dévoilent un océan de déchets en plastique, métal et fibres diverses. On y distingue les ombres errantes de marcheurs cueilleurs, certains cherchant à revendre ces ersatz de matières premières à leur propre bénéfice, croisant la route des artistes et leurs acolytes qui eux amassent leur butin à recycler. La vision en somme d’une économie écroulée qui se reconstitue sur le site de son effondrement1.

On se doit d’adopter une double optique macro et micro-économique, puisque cette invasion de déchets (cette part maudite de l’économie capitaliste) se joue autant au niveau des matières premières gérées par les grands groupes peu ou prou occidentaux (bien que de plus en plus chinois), qu’au niveau de l’économie informelle se jouant derrière les étals des marchés de Mbare (Zimbabwe) – sans doute parmi les plus fournis et les plus frénétiques, pour la circulation de marchandises, de tout le pays. Township situé en banlieue sud de la capitale Harare, Mbare est typiquement une zone péri ou suburbaine, loin de la région rurale de Tengwe avec ses nombreuses fermes où Takadiwa a grandi. C’est sur un archipel de places de marché et de planches de vendeurs ambulants que l’on peut en quelque sorte se figurer le poumon du travail sisyphéen condensé dans les sculptures de Takadiwa. Cependant dans ses œuvres plus récentes, ses paysages topographiques renvoient plus directement aux champs de tabac de son enfance qu’il continue à arpenter. Ces champs de tabac qui représentent la richesse nationale du Zimbabwe – autre part maudite, de par l’extraction des arbres qui menace l’écosystème.

La dimension suburbaine de son esthétique (qui inclut la dimension rurale) n’est pas seulement à consonance sociologique. Certes, Takadiwa est un artiste suburbain, formé au contact d’une économie hybride, à la fois rurale et urbaine, mais la dimension suburbaine est aussi manifeste dans le pouvoir allégorique des œuvres elles-mêmes : ces étoffes de plastiques et de « toc » font apparaître, par ensembles de spirales, de mosaïques et autres quadrillages, des zones de contacts et autres interconnexions routières, comme disposées sur un plan (sub) urbain – telle une vaste mise en abyme, à la limite de l’entropie, entre l’œuvre et l’écosystème qui l’a générée. Les formes et couleurs de ces sculptures, à priori programmées mais aléatoires, comme des algorithmes, semblent se structurer par tissage de réseaux, comme des îlots d’économie informelle. Le filet de pêche utilisé dans toutes ces productions, pour arrimer les déchets les uns aux autres, devient la métaphore d’une expérience suburbaine et rurale, qui loin des espaces lisses, fluides et ordonnés, se jouent dans des espaces striés, chaotiques et saturés, pleins d’embranchements2. Réapparaît alors Mbare et ses ramifications multiples, entre le marché des produits agricoles (Mbare Musika), celui des vêtements bon marché (Mupedza Nhamo), celui des produits métalliques et autres contenants (Magaba) – si chers aux sculptures de Takadiwa – mais aussi le marché des œuvres d’art « traditionnelles » (Curio Market). Suburbaines, les étoffes post-industrielles de Takadiwa sont comme de grandes embarcations, ou conches géantes, qui ramassent en les sublimant ces vestiges maudits ou résidu du capitalisme ; que l’artiste identifie très tôt, dans ses prises de positions, à un résidu colonial

Cette part non-recyclable ou « inavouable » laissée en héritage, ou toujours déversée sur les terres des déshérités, par les anciennes colonies, met l’Afrique en péril. Elle l’érige en terre brûlée du déchet industriel et de la dégénérescence de la marchandise. C’est elle qui est subvertie avec une touche de grâce et dans toute la radicalité qui se doit par Takadiwa.

Morad Montazami


1 Nathalie Etoke, Melancholia Africana, Paris, éd. Cygne, 2010, p. 30.

Artistes

Horaires

Du mardi au samedi de 11h à 18h et sur rendez-vous

Adresse

Semiose 44 rue Quincampoix 75004 Paris 04 France
Dernière mise à jour le 13 octobre 2022