Trois pas de côté

Exposition des diplômés 2014 de la Villa Arson, Nice
Exposition
Galerie de la Marine Nice

 

Trois pas de côté, ou l’art du contre-pied

 

 

 

 

 

J’ai terminé cette orgie d’hygiène intime par le rasage le plus foireux du monde : grâce à ma lame émoussée, ma meilleure.

 

 

 

Richard Brautigan
in Un privé à Babylone

 

 

 

 

 

Exposer la promotion d’une école d’art, aussi qualitative puisse-t-elle être, relève pour le commissaire d’exposition d’une presque mission impossible.

 

Par-delà les problématiques de goût ou de sensibilité devant nécessairement être laissées de côté afin d’octroyer de l’espace à chacun, tenter une synthèse thématique entre les expériences, les questionnements, les accomplissements, les doutes voire les appréhensions d’une vingtaine d’artistes fraichement diplômés, aux pratiques parfois diamétralement opposées – tant conceptuellement qu’esthétiquement – n’apparaît pas envisageable. Pas plus que ne le serait la tentative de « tirer le portrait » d’un groupe hétérogène aux préoccupations hétéroclites, avec une pseudo analyse basée sur des traits générationnels qui serait forcément biaisée.

 

Le cru 2014 de l’Ecole nationale supérieure d’art de Nice, de par sa variété, n’échappe pas à cet état de fait.

 

 

 

Ressortent pourtant des travaux de cette promotion des préoccupations communes à nombre d’artistes et relatives à une certaine forme de contre-pied. Plus qu’une remise en cause directe d’un ordre existant – à entendre au sens large – ou une volonté de se positionner sur le terrain d’une contestation frontale de celui-ci, elle semble se manifester chez beaucoup par des questionnements de l’ordre de l’interférence et de la perturbation qui souvent se traduisent par une inclination, intuitive ou franchement assumée, à tracer un chemin alternatif et à avancer sur une voie de côté tout en s’affranchissant des modes de lecture et de compréhension normés.

 

 

 

Faire trois pas de côté c’est en effet considérer un autre usage des choses, en pratiquant notamment le braconnage culturel, pour reprendre une idée chère à Michel de Certeau selon qui « le quotidien s’invente avec mille manières de braconner[1]. »

 

De là certains rusent quant aux stéréotypes et à l’usage et la destination des objets, leur inventant d’autres vies et débouchés, à l’instar de Paul Le Bras et de ses machines complexes mises en marche par l’interaction de rebus a priori antagonistes ; ainsi un scanner placé sous une roue de moto qui génère une banque d’images traitées par ordinateur avec pour finalité d’élaborer un road trip infini.

 

Quentin Euverte s’empare, lui, de la machine et du genre mêlés, comme avec cette moto allégée au maximum du possible grâce au passage répétitif de la meuleuse. En résulte un objet étrange ayant perdu de sa masculinité tout en se montrant quelque peu menaçant en même temps qu’il se charge d’une forte dose de pulsion fictionnelle.

 

S’inspirant de la théâtralité d’un vocabulaire décoratif souvent teinté d’exotisme, Lucile Diacono convoque des objets sans statut véritablement défini, comme des tulipiers qui n’en sont pas, aux formes devenues organiques et au statut des plus ambigu.

 

 

 

Faire trois pas de côté c’est aussi inventer des territoires à travers une autre vision du monde.

 

Dans ses photographies, Sergio Valenzuela Escobedo s’empare de fragments, de gestes ou de lieux du quotidien afin d’en tirer un élan à la fois poétique et symbolique cherchant à inventer un monde plutôt que de le représenter. Ses territoires sont à la fois géographiques et mentaux, détournements d’expériences vécues et/ou d’expérimentations, telles ces mues de serpent recomposant sur le papier photographique un abécédaire cosmique, ou des rames de pin qui tentent de recréer une cabane d’Amazonie.

 

Dans sa vidéo Soleil rouge, Vincent Guiomar recrée un environnement étrange et comme hors de toute localisation possible en s’appuyant sur le seul reflet des lieux sur une carrosserie de voiture ; le film génère un territoire d’autant plus complexe lorsqu’il est combiné à des volumes géométriques en carton devenant des sortes d’avatars du paysage.

 

Avec des assemblages de volumes en carton ludiques et colorés évoquant une architecture étrange, qui finalement ne semble ni réelle ni vraiment rêvée, Sharon Jones investit des terrains à la fois géographiques et mentaux dont la construction hésite entre utopie et dystopie.

 

 

 

Faire trois pas de côté c’est interférer en imaginant des dispositifs perturbant le réel et son déroulé, ainsi que le font les interventions sonores de Simon Nicolas et notamment cette installation, sur le toit de la Villa Arson, de quatre haut-parleurs émettant quelques fois par mois un court signal qui vient couvrir la ville et dont la nature, en restant non identifiable, s’immisce subrepticement dans le quotidien.

 

Dans des atmosphères entre réel et science-fiction, Céline Fantino s’ingénie à créer de la confusion dans ses films avec parfois un décalage entre le son et l’image, de sorte qu’une forme d’étrangeté s’empare de l’ensemble et provoque lors de la diffusion des « dérapages perceptifs », ainsi qualifiés par l’artiste.

 

Pour Pauline Allié, le réel c’est notamment celui de dizaines de méls de quelques personnes proches empilés sans réécriture dans un livre, Le Millefeuille, qui dans la manière dont les phrases se succèdent, sans jamais céder à la narration, semble presque recomposer un autoportrait en creux.

 

 

 

Faire trois pas de côté c’est également reconsidérer la manière de produire des images en remettant en question les fondements de la vitesse et du spectaculaire dans lesquels semble se complaire l’époque.

 

Ainsi dans sa peinture, Julien Ziegler s’inspire-t-il d’images illustrant ses affects et son quotidien le plus banal afin d’en tirer des représentations qui n’ont de fidèle que le motif lui-même, puisque toujours la manipulation permet d’insérer des déformations ou des changements d’échelles par exemple, qui au final confèrent un statut ambigu à l’image. Tandis que dans ses vidéos mettant en jeu des objets et des actions banals souvent filmés au plus près, Tanguy Beurdeley génère des atmosphères et tente d’extirper de la simplicité du dispositif mis en œuvre une charge visuelle maximale.

 

 

 

Selon Michel de Certeau, toujours, « […] les usagers « bricolent » avec et dans l’économie culturelle dominante les innombrables et infinitésimales métamorphoses de sa loi en celle de leurs intérêts et de leurs règles propres[2]. » Transposée à une pratique artistique volontiers frondeuse, la formule pourrait bien consister en effectuer… trois pas de côté !

 

 

 

Frédéric Bonnet

 

 

 

 

 


[1]

               [1] Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, vol. I, 1ère éd. 1980, Gallimard, Folio, 1990, p. XXXVI.

[2]

               [2] Ibid., p. XXXIX.

 

Horaires

du mardi au dimanche de 10h00 à 18h00

Adresse

Galerie de la Marine 77 quai des Etats-Unis 06300 Nice France
Dernière mise à jour le 2 mars 2020