There is a crack in everything
Joan Ayrton, Tokyo, Woman walking, 2020
Trois fois la même montagne
par Marion Vasseur Raluy
À son retour de vacances, une amie m’a racontée son séjour dans les Hautes-Alpes où elle était restée quelques semaines. Après s’être extasiée devant la beauté des paysages, elle m’a ensuite confié les dangers spécifiques de la région. Dans le village dans lequel elle était logée, de nombreuses histoires circulent de marcheurs qui lors d’expéditions dangereuses sont décédés, entrainant parfois dans leur chute les sauveteurs venus les secourir. Tout le long de son récit, j’ai imaginé et fantasmé la rudesse d’une vie à la fois isolée et confrontée à une conscience aigüe de la catastrophe.
Quelques semaines plus tard je découvrais les photographies argentiques en noir et blanc de Joan Ayrton qu’elle a prise du barrage de la Grande Dixence dans les Alpes suisses, le plus haut barrage poids du monde construit à ce jour. Depuis 2016, elle a entamé un travail à partir de différents sites autour des notions de frontière, de rétention et de contention. Dans le prolongement de ses recherches en géologie et en sismologie, elle en est venue à s’intéresser à comment ces sites annoncent toujours une catastrophe à venir. Lors de notre rencontre, elle s’interroge à haute voix: « quel degré de pression met-on sur un objet avant qu’il ne cède ? » et d’ajouter « quel degré de pression met-on sur une personne avant que l’étincelle ne prenne feu ? » À la suite de notre rendez-vous, je suis amenée à suivre une formation de la Croix-Rouge pour les premiers secours, un des modules consiste à nous faire réfléchir à ce qu’est pour nous une catastrophe. Une série d’images nous est proposée : destruction d’immeubles, camion en feu, population déportée. Je repense au travail de Joan et me demande si ce n’est pas dans ce que l’image ne nous offre pas, que se cache la catastrophe à venir. Sur les trois images exposées à la galerie Florence Loewy, le barrage s’efface progressivement pour laisser place à un halo blanc de lumière. L’erreur technique produite par l’appareil devient un prétexte pour sortir du cadre.
En parallèle une série de peintures est exposée qui s’inscrit dans le prolongement d’une recherche menée sur le papier marbré et effectuée précédemment en Islande et au Japon. Joan s’est intéressée à la nature accidentelle de l’apparition d’un effet marbré grâce au mélange de l’encre et de l’eau. Inspirée librement de cette technique, elle a réalisé des peintures abstraites à la fois brillantes et liquides. Elle y révèle ce qui a été « volontairement » effacé, comme si l’image précédait son geste. Fonctionnant par paires, les tableaux abstraits marbrés sont associés à des monochromes souvent réalisés à partir de la même technique picturale. Ils sont des images absentes. Seule une photographie couleur d’une femme de dos en tenue traditionnelle japonaise et prise au téléphone portable vient rompre l’ensemble inanimé. Sans explication rationnelle, lors de la capture de la photographie le corps de la femme a été scindé en deux par un rayon de lumière, divisant à jamais son identité. Le titre de l’exposition est tiré des paroles d’une chanson de Leonard Cohen « there is a crack in everything ». Dans le travail de Joan, c’est par la brèche que quelque chose advient, et parfois grâce à une apparition lumineuse qui rappelle les obsessions spiritistes de la fin du XIXème siècle. Elle semble toujours à la recherche de fantômes dissimulés dans les images qu’elle réalise. Tout comme il faut creuser en soi un trou assez profond pour faire surgir les fantômes et que la lumière revienne, il faut sans cesse chercher dans l’image ce qu’elle a tenté de nous dissimuler.
Dans un de ses célèbres textes, Donna Haraway évoque la cyborg comme un être qui n’a pas peur d’être pollué. Cette force puisée dans une conscience aigüe du monde permet à celle-ci d’inverser le paradigme et transformer la violence subie en une énergie émancipatrice. Entre la géologie, le nucléaire, la photographie, l’eau ou la lumière, Joan utilise des forces et des peurs pour mieux les déplacer. Si ce n’est qu’en creux qu’elle dessine la présence humaine, c’est parce qu’elle est en perpétuelle mutation telle une image impossible à fixer.
Complément d'information
There is a crack in everything / Prélude radiophonique
Clara Schulmann, Rosanna Puyol & Marion Vasseur Raluy et Hélène Giannecchini, sur une invitation de Joan Ayrton
avec le soutien de radio *DUUU
Jeudi 17 décembre, 19h
Clara Schulmann, Zizanies
Lundi 4 janvier, 19h
Rosanna Puyol, JJ balance intensément
& Marion Vasseur Raluy, Chronique maladie
Mercredi 6 janvier, 19h
Hélène Giannecchini, Voir de ses propres yeux
à écouter en direct et en podcast sur : www.radioduuu.com
Artistes
Horaires
Ouverture : le jeudi 7 janvier 2021, de 12h à 19h
Exposition : du 7 janvier au 27 février 2021
Dates et horaires d'ouvertures : du mardi au samedi, de 14h à 19h