Résultats 2023

Soutien à la recherche en théorie et critique d'art

10 lauréats ont bénéficié en 2023 du soutien à la recherche en théorie et critique d'art, à la suite de la commission dédiée qui s’est déroulée les 24 et 25 octobre. 

Andréanne Béguin

Ce que Francine Poitevin a semé

L’objectif de la présente recherche est de (re)mettre en lumière et d’actualiser l’œuvre de Francine Poitevin (1869-1946), l’une des premières ethnographes du Poitou, et pionnière en France en tant que femme chercheuse dans ce domaine d’expertise. Une seule exposition lui a, à ce jour, été consacrée, en 1987 Francine Poitevin ou l'Ethnographie au musée : de la passion à la science aux musées de Poitiers. Cette recherche pourrait permettre de spécifier sa méthode d’ethnographe en la rapprochant de pratiques artistiques contemporaines « folkloriques » et de la figure récente de l’artiste-chercheur·euse jusqu’à interroger celle de l’artiste-ethnographe ; ce serait aussi l’opportunité de cibler et d’analyser, par le prisme de ses recherches, dans la scène artistique récente la présence et les manifestations de la ruralité et de la paysannerie. L’ambition est double : d’une part requalifier la pratique de Francine Poitevin par une mise en perspective avec des pratiques contemporaines ; d’autre part, dégager dans son sillage des corpus d’artistes d’aujourd’hui en les rehaussant de ce parallèle transhistorique.

 

Hélène Giannecchini

Ce qui fait une vie - Une monographie de Donna Gottschalk

Cette recherche consiste à réunir les négatifs et tirages inédits de la photographe et activiste américaine Donna Gottschalk en vue de commencer à travailler à la première monographie de son œuvre. Il s’agira non seulement d’aller à la rencontre de son travail et de cette artiste, mais aussi de la replacer dans l’histoire sociale et artistique de la seconde moitié du XXe siècle. Donna Gottschalk est une photographe et activiste lesbienne née en 1949 à New York. Elle a photographié ses camarades, amies et amantes faisant un portrait bouleversant des minorités queer de l’Amérique populaire. Membre de mouvement de libération gay,  lesbiens et féministes, elle a produit la plupart de ses photographies dans ses années de militantisme, de la fin des années 1960 au début des années 1990 sans pour autant documenter directement les événements auxquels elle a pris part. Sur la toile de fond de l’histoire et des mouvements de luttes pour les droits civiques en train d’advenir, Donna Gottschalk se penche sur l’intime, fait place à la douceur, aux histoires singulières, à ce qui lie les individus.

Donna Gottschalk déploie, dans les années 1970, une iconographie rare dans la communauté queer : celle de la quotidienneté. Nous connaissons déjà les portraits des grandes figures du mouvement Lgbtqia+, Candy face à l’objectif de Peter Hujar par exemple, les artistes comme Nan Goldin qui ont documenté les marges, les images si émouvantes de travesties réunies par Sébastien Lifschitz ou, encore, les tirages pleins de désir et d’inquiétude chimique de Mark Morrisroe, la solitude du Rimbaud de David Wojnarowicz, etc. Donna Gottschalk vient compléter cette constellation avec une approche inédite : elle ne photographie ni les grands noms, ni les grands moments. Elle préfère les images de vie quotidienne, d’amitié, de sommeil, de discussion, d’attente. Elle regarde celles et ceux qui passent d’ordinaire inaperçus : les pauvres, les freaks, les anonymes, les caissières, les serveuses, les travailleuses.

Émilie Goudal

À rebours… « La Zerda... » d’Assia Djebar ou l’autopsie d’une domination par l’image

Berlin 1983, Assia Djebar (1936-2015) remporte le prix du « meilleur film d’histoire » au Festival de Berlin pour son second long-métrage "La Zerda ou les chants de l’oubli". À partir d’archives visuelles de sources essentiellement françaises (photographies, films etc.) et d’un patrimoine historique sonore et musical maghrébins, l’écrivaine-cinéaste réalise une autopsie critique de l’histoire visuelle des pays nord-africains. La proposition de Djebar résonne encore aujourd’hui dans les travaux d’artistes actuelles telles que Zineb Sedira, Dalila Mahdjoub, Katia Kameli ou Marwa Arsanios, mais aussi jadis avec d’autres écrivaines et cinéastes comme Marguerite Duras ou Agnès Varda, ouvrant une grille de lecture théorique à plus large spectre. Revenir aujourd’hui sur "la Zerda" c’est accueillir, tout contre et à distance, la puissance d’une histoire visuelle de l’émancipation, au féminin pluriel dans le sens planétaire avancé par Griselda Pollock, avec et contre le pouvoir des images. C’est donc au cœur d’une symphonie chorale de films, d’œuvres et de subjectivités situées, au plus près du fil des 59 minutes retrouvées d’une archéologie critique des images coloniales, que ce projet de recherche et d’ouvrage veut engager d’autres manières de voir et d’affronter un impensé colonial au présent des enjeux d’hier et d’aujourd’hui.

Caroline Grellier

Penser le design depuis l'Afrique de l'Ouest. Au-delà des frontières entre art, artisanat et design

Ce projet de recherche résulte de dix années de vie et d’expériences professionnelles en Afrique de l’Ouest, académiques comme communautaires, en qualité d’observatrice-participante au cœur de différents projets liés à la formation de designers africains, amenant à constater ce paradoxe : d’un côté, une culture occidentale dominante du design se diffuse sur le continent africain, notamment via la multiplication de projets d’écoles de design délocalisant des diplômes occidentaux, et présente le design comme un savoir venu d’Occident, historiquement situé dans l’unique récit de l’industrialisation européenne de la fin du 19ème siècle. D’un autre côté, le design est en crise dans un monde en crise, appelé à se réinventer et soumis à l’injonction de se décoloniser, afin de se réorienter vers de nouveaux paradigmes pour se reconnecter à son ambition sociale originelle : améliorer l'habitabilité du monde (Findeli, 2010).

L’hypothèse de recherche formulée repose sur l’existence de pratiques et savoirs endogènes (Hountondji, 1994) de “design” en Afrique, qui demeurent invisibilisés car observés avec des critères issus d’un référentiel culturel occidental. L’objectif est ici d’explorer et documenter une trajectoire industrielle africaine, en étudiant les systèmes de production d’objets du quotidien, et en posant un regard critique sur les frontières théoriques entre art, artisanat et design établies depuis l’Occident. Pour ce faire, une enquête entre Cotonou, Lomé, Accra et Abidjan, combinant observations et entretiens auprès des concepteurs et fabricants d’objets, permettra de dresser un panorama du design depuis une perspective culturelle ouest-africaine. Il s’agira de comprendre l’origine de ces formes, les modalités de leurs unités de transmission, les caractéristiques des savoirs endogènes de “design” mobilisés. L'enjeu est de mettre en lumière d'autres cultures de design, inspirantes pour l'Afrique comme pour les autres continents.

Olivier Lebrun

Talking Hands (Once in a Lifetime)

Cette recherche s’articule autour de trois figures « en marge » de la pratique du design graphique - figures dont les modes de production et de distribution, ainsi que les (en)jeux de collection et de création me paraissent relever d’écosystèmes de gestes, d’outils, de rapport au travail et d’économie qui élargissent le territoire du graphiste, producteur de formes, de contenants et parfois de contenus. Cette recherche interroge de manière plus large les récits oraux et écrits, les relations au réel et aux mythologies.

Il s’agirait d’abord de se rendre à Varsovie pour consulter les archives conservées à Karta sur la maison d’édition indépendante et clandestine Nowa et de rencontrer une fois en Pologne certains acteurs de l’édition et de l’impression ayant œuvré entre 1976 et 1989. Ensuite je souhaiterais approfondir ma documentation sur l’histoire et la pratique du bibliocleptomane Stephen Carrie Blumberg à travers une somme d’articles et documents disponibles en ligne. Enfin il s’agirait d’accèder au plancher gravé de Jean Crampilh-Broucaret dit Jeannot - actuellement en restauration au Musée d’Art et d’Histoire de l’Hôpital Sainte-Anne à Paris - afin de pouvoir effectuer des relevés épigraphiques de sa technique d’écriture et les mettre en perspective avec les recherches de typographie algorithmique de l’informaticien et mathématicien Donald Knuth.
 

 

Horya Makhlouf

L'Institut National des Beaux-Arts de Tétouan, vers des territoires de l'art transméditerranéens

En dix ans, l’Institut National des Beaux-Arts de Tétouan s’est largement ouvert aux territoires transméditerranéens. Des workshops croisés avec des écoles d’art européennes (d’Aix-en-Provence, Athènes, Arles, Madrid ou Lisbonne) à la Biennale des écoles d’art en Méditerranée, qui a tenu en 2022 sa 15ème édition, il tisse des liens avec l’ailleurs tout en renforçant son implantation locale, dans un pays où – paradoxalement, face à une telle ouverture – obtenir un VISA et un droit de visiter l’Europe est devenu extrêmement compliqué. À quoi ressemblent les pratiques nées dans un tel contexte ? Que veulent-elles dire du monde qui les entoure et des barrières qui les contraignent - ou non ?

Créé sous le protectorat espagnol, il y a plus de 70 ans, l'Institut National des Beaux-Arts de Tétouan a accueilli des générations d'Espagnols et de Marocains en suivant des objectifs pédagogiques qui ont fluctué avec les régimes et les régions du monde vers lesquelles ses directeurs successifs ont concentré leur attention.

Il s'agira dans cette recherche d'arpenter les territoires hybrides et aux passés interculturels complexes sur lesquels a été installée la seule institution publique d'enseignement supérieur de l'art au Maroc, pour observer les paradigmes de création capables de naître en un endroit aux histoires et aux cultures si marquées, en prenant comme échantillon d'étude les étudiants, diplômés et professeurs des dix dernières années qu'il sera possible de rencontrer.

Pascaline Morincôme et James Horton

From a Patchwork History : travailler et vivre avec Ann Wilson (1931-2023)

Ann Wilson est une artiste, autrice et performeuse américaine née à Pittsburgh en 1931 et décédée en mai 2023. Au cours des années 1950, elle vit et travaille à Coenties Slip, un îlot au sud de Manhattan, aux côtés d’Ellsworth Kelly, Agnès Martin, Lenore Tawney ainsi que Robert Rauschenberg et Jasper Johns. À cette époque, Wilson commence à réaliser un travail de peinture sur des couvertures patchwork trouvées, qu’elle poursuit tout au long de sa vie, tout en enseignant en école d’art.

Après s’être mariée avec le critique d’art Bill Wilson, elle quitte Coenties mais démultiplie ses collaborations avec d’autres artistes : elle performe avec George Brecht et Carolee Schneemann, correspond avec Ray Johnson, et écrit avec le critique d’art Gene Swenson et la critique de danse Jill Johnston. Au début des années 1970, elle voyage en Europe avec Paul Thek, participant aux installations de celui-ci dans le cadre de l’Artist’s Co-Op entre 1969 et 1973. À partir de 1971, elle travaille aussi pendant de nombreuses années en tant qu’interprète, dramaturge, scénographe et productrice pour Bob Wilson. En 1972, la relation nouée des années plus tôt avec Agnès Martin donnera naissance au texte emblématique de l’artiste, ‘The Untroubled Mind’, lorsque Ann Wilson transcrit et édite les propos de son amie.

Au cours de sa vie Ann Wilson joue ainsi un rôle de catalyseur ou de conduite auprès de ses ami.e.s artistes, dans une perspective souvent féministe. À une époque où la parole des artistes prend une importance inédite, elle prête sa plume et sa voix à son entourage, mais elle intervient tout aussi volontiers en tant qu’interprète ou plasticienne. À l’image des couvertures qui la fascinent, son œuvre est ainsi un véritable patchwork, qui dérobe aux prismes de lecture monographiques, et expérimente avec différentes formes d’auctorialité. Ce projet de recherche entend explorer ce rôle d’interprète, de collaboratrice et de catalyseuse comme une pratique artistique à la fois historique et d’une grande actualité, et qui reste à penser.

Estelle Nabeyrat

Assistant.e.s/ce à l'œuvre (titre de travail)

Assistant.e.s/ce à l'œuvre (titre de travail) est un projet de recherche et d'écriture sur le travail des assistant.e.s d'artistes depuis les années 90, seconde vague de la critique institutionnelle, jusqu'à aujourd'hui. Prenant pour hypothèse que le projet Services (1994) initié par A.Fraser et H.Draxler à Lüneburg (Allemagne) est le témoignage autant qu'un point de départ d'une prise de conscience des travailleurs.euses de l'art au-delà des États-Unis, ce travail s'intéresse aux modalités de travail des assistant.e.s et à leurs évolutions dont la coopérative Attitudine Forma (1996, Turin) fut l'une des manifestations. Dans la continuité théorique de Lüneburg, le projet se clôt chronologiquement sur un second workshop : Assistances (Working Title) (2023) qui lui en inspire le titre.

Julie Pellegrin

Vers une politique de la performance

Ce projet de recherche s’intéresse aux pratiques performatives actuelles et à leurs enjeux socio-politiques à partir du paradoxe constitutif du terme même de performance : entendu à la fois comme une nouvelle modalité du pouvoir néolibéral et comme forme artistique susceptible d’y résister. À partir d’un corpus exclusivement féminin et de la notion de non-performance formulée par Fred Moten, il s’agit d’explorer la tension entre les deux, en étudiant un ensemble de pratiques qui travaillent simultanément contre, dans et avec un ensemble de contraintes. Comment ces stratégies de refus créatif mettent en crise les systèmes de perceptions, de représentations et de dominations pour ouvrir de nouveaux imaginaires politiques ? Comment suggèrent-elles d’autres manières d’être et d’être ensemble ? Pour tenter de répondre à ces questions, la recherche s’articule en deux volets : l’un, théorique, croise les performance studies avec la pensée anarchiste et féministe, et l’autre plus pratique implique des échanges avec huit artistes pour plonger dans la réalité de leur travail.

 

Elsa Vettier

« Le chat à neuf queues » : usages et ambiguïtés du mignon dans les pratiques artistiques contemporaines

Le projet de recherche et d’écriture « Le chat à neuf queues » entend interroger la présence de figures et d’objets mignons dans les pratiques artistiques contemporaines. À partir d’une série d’entretiens avec des artistes de différentes générations et en s’appuyant sur les écrits critiques de théoricien·nes anglosaxons·es et japonais·es qui se sont intéressés à l’histoire du cute et du kawaii, il sondera plusieurs questions mises en jeu par cette catégorie esthétique : rapports de domination et de soumission, vision politique et critique de l’enfance, manipulation des affects, logiques régressives... Il s’agira aussi de se pencher sur ce que le mignon dit des rapports que les artistes, par le biais de leurs œuvres, entretiennent avec les institutions artistiques et leur public – entre vulnérabilité et ressentiment.

 

Dernière mise à jour le 25 janvier 2024