À propos des envois de l’État sous la plume de Flaubert et le pinceau de sa nièce

Par Virginie Inguenaud
Portrait gravé de Pierre Corneille d’après l’original de Charles Lebrun

Caroline Commanville, Portrait gravé de Pierre Corneille d’après l’original de Charles Lebrun, vers 1878 (Achat par commande à l'artiste en 1878, Inv. : FNAC PFH-3489)

Publié par M. Hellis dans la monographie éditée en 1847-1848. Le Comte d’Osmoy, ami de Gustave Flaubert, possédait dans son château du Plessis-Bouquelon, à Pont-Audemer dans l’Eure, un portrait de Corneille peint par Charles Lebrun et daté de 1647. La copie de cet original en 1878-1879 sera l’unique travail réalisé par Caroline Commanville pour le compte de l’État.

Saintes Familles, de Stéphanie Séron et Paul Joseph Leyendecker

Stéphanie Séron, La Sainte Famille, d'après l'original de Murillo, 1841 (Achat par commande à l'artiste en 1839, Inv. : FNAC PFH-922)
Paul Joseph Leyendecker, La Sainte Famille, d'après l'original de Raphaël, s.d. (Achat par commande à l'artiste en 1868, Inv. : FNAC FH 868-219)

Deux « Saintes Familles » ont particulièrement retenu l’attention des copistes ayant travaillés pour l’État : celle de Murillo, également appelée « Vierge de Séville » (à gauche, la copie de Stéphanie Séron dans l’église de Garchizy dans la Nièvre) et celle de Raphaël, dite de François 1er (à droite, la copie de Paul Joseph Leyendecker dans l’église de Nolay en Côte-d’Or). Les originaux, tous les deux conservés au Louvre depuis l’Ancien Régime, font partie des 20 tableaux les plus copiés si on excepte les portraits de Louis-Philippe, Napoléon III et Eugénie de Winterhalter. Flaubert avait-il en tête l’un ou l’autre de ces modèles pour décrire l’église de Yonville-l’Abbaye où l’on voit une « copie de la Sainte Famille, envoi du ministre de l'intérieur, dominant le maître-autel » (Madame Bovary, 2ème partie, chapitre 1) ? A moins qu’il n’ait précisément pensé à la copie d’après Raphaël, par Atala Stamaty, visible dans la chapelle de l’hospice de Pont-Audemer dans l’Eure (FNAC PFH-2966), près du château de son ami le Comte d’Osmoy.

La Transfiguration, de Pierre Nicolas Brisset d'après l'original de Raphaël

Pierre Nicolas Brisset, La Transfiguration, d'après l'original de Raphaël, 1847 (Achat par commande à l'artiste en 1845, Inv. : FNAC PFH-2993)

La seule Transfiguration reproduite pour le compte de l’État est celle de Raphaël, conservée à la Pinacothèque du Vatican à Rome depuis 1817. L’éloignement du modèle explique que très peu de copies aient été réalisées (même si les artistes pouvaient aussi travailler à partir d’une gravure). Celle de Pierre Nicolas Brisset est toujours visible dans l’ancienne cathédrale Saint-Just à Narbonne. Dans l’état actuel des connaissances, on ne sait pas si Flaubert pensait à l’œuvre de Raphaël quand il travaillait à la rédaction de Madame Bovary et cherchait un sujet pour le tableau du maître-autel de l’église de Yonville-l’Abbaye. Si une « copie de la Transfiguration » ou « une Descente de Croix, d'après Rubens » (original dans la cathédrale d’Anvers) figurent dans les brouillons, c’est une « copie de la Sainte Famille » que l’on trouve dans le manuscrit définitif.

Les « envois » de l’État, souvent rencontrés dans les églises, musées et autres structures, apparaissent modestement et de façon plus inattendue dans les Belles-Lettres, au détour d’une description, pour planter un décor ou donner un sens au temps qui passe. Ainsi les retrouve-t-on sous la plume de Gustave Flaubert dans Madame Bovary-mœurs de province et Bouvard et Pécuchet, et sous le pinceau de sa nièce Caroline.

Le tableau du maître-autel de l'église de Yonville

Quelques exégètes et critiques de Flaubert ont cédé à la tentation de faire correspondre certains lieux des environs de Rouen figurant dans Madame Bovary (publié en 1857) avec des villes réelles de Seine-Maritime. Ainsi la fictive Yonville-l’Abbaye, où habitent Emma et son mari Charles, a-t-elle été identifiée - sur la base d’arguments topographiques et architecturaux - avec Ry et Forges-les-Eaux. Cependant, Flaubert lui-même s’en défendait, écrivant le 4 juin 1857 à Émile Cailteaux, un Rémois qui l’interrogeait à ce propos, « Non, Monsieur, aucun modèle n'a posé devant moi […] et Yonville-l'Abbaye lui-même est un pays qui n'existe pas ». L’église de Yonville concentre tous les ingrédients propres à décrire un édifice religieux, jusqu’à la « copie de la Sainte Famille, envoi du ministre de l'intérieur, dominant le maître-autel entre quatre chandeliers » (2ème partie, chapitre 1). Cet énoncé générique sous-entend une réalité de terrain qui pouvait être comprise de chaque lecteur, à une époque où les envois de copies d’œuvres religieuses dans les églises étaient très fréquents, et la pratique administrative bien connue. D’autre part, la mention « envoi du ministre de l’Intérieur » suggère une attribution réalisée avant février 1853, date à laquelle le bureau des Beaux-Arts, responsable de la procédure, passe au ministère d’État.

Quel modèle pour cet "envoi" ?

Avant d’arrêter son choix sur une « Sainte Famille », Flaubert avait hésité entre plusieurs modèles et configurations, comme le montrent les brouillons successifs de Madame Bovary : « une Descente de Croix, d'après Rubens », une « copie de la Transfiguration, envoi du Ministre de l'Intérieur » ou encore « une copie de la Ste famille, envoi du ministre de l'intérieur, comme le témoignent les lettres majuscules écrites au bas du cadre ». Aucune correspondance entre les données de ces brouillons, le contenu des archives du service des Beaux-Arts et un décor toujours en place, ne peut être établie : pas de Descente de croix d’après Rubens ni de Transfiguration pour les églises de Seine-Maritime, qu’il s’agisse de Forges, Ry, ou d’autres. Quant aux « Saintes Familles », sujet finalement retenu, deux ont été attribuées aux églises paroissiales du département, mais 10 ans et 20 ans après la publication du roman. Si Flaubert a voulu s’inspirer d’œuvres réelles en place au moment de la rédaction de Madame Bovary, ce n’est pas en Seine-Maritime qu’il a puisé sa source. Plusieurs copies d’une « Sainte Famille » ont pu inspirer l’auteur, mais dans l’Eure : celle d’après Murillo déposée en 1849 dans l’église Notre-Dame-de-La-Couture à Bernay et celle d’après Raphaël attribuée en 1841 à la chapelle de l’hospice de Pont-Audemer, commune où était situé le château de son ami le Comte d’Osmoy.

Les bustes de la mairie de Chavignolles

Comme pour la fictive Yonville de Madame Bovary, l’imaginaire Chavignolles de Bouvard et Pécuchet a parfois été reconnue dans la ville de Falaise, dans le Calvados. Mis en chantier au tout début de la Troisième République, ce roman n’a été publié qu’en 1881 à titre posthume (son auteur était décédé en 1880). Dans le chapitre 10, les deux protagonistes s’offrent une déambulation dans la mairie de Chavignolles : « Des chaises et trois fauteuils entouraient une table, couverte d’un tapis. Une niche était creusée dans la muraille pour recevoir un poêle, et le buste de l’empereur occupant un piédouche dominait l’ensemble. Ils flânèrent jusqu’au grenier, où il y avait une pompe à incendie, plusieurs drapeaux, et dans un coin par terre d’autres bustes en plâtre : le grand Napoléon sans diadème, Louis XVIII avec des épaulettes sur un frac, Charles X reconnaissable à sa lèvre tombante, Louis-Philippe les sourcils arqués, la chevelure en pyramide. L’inclinaison du toit frôlait sa nuque et tous étaient salis par les mouches et la poussière. Ce spectacle démoralisa Bouvard et Pécuchet. Les gouvernements leur faisaient pitié quand ils revinrent dans la grande salle ». Parmi cette énumération de figures dans la version éditée du roman, il convient de noter une absence, celle de la République de 1848, que Flaubert avait pourtant pensé inclure comme les brouillons l’indiquent : « arrivent à la Mairie, en attendant Coulon, visitent le grenier. Collection de bustes Napoléon Ier. Louis XVIII. Charles dix. Louis-Philippe. La République de 48. Sur le poêle Napoléon III… qui devait les rejoindre. Ce spectacle les prédisposa à l'irrespect ». Si l’évocation d’une copie de la Sainte Famille dans Madame Bovary valait pour la description d’une réalité familière et sans connotations, la mention des bustes, ici remisés dans le grenier de la mairie, se teinte d’une certaine ironie pour devenir allégorie de la fatuité : l’Histoire avance, les régimes et les gouvernements se suivent, à un avènement succèdera une chute. Les bustes des souverains envoyés dans les mairies ou les administrations par les services de l’État étaient soit des répliques en pierre, soit (cas le plus fréquents) des tirages en plâtre d’après des originaux et déclinés en autant d’exemplaires que de besoin. Même devenues obsolètes, ces œuvres n’étaient, à l’époque, jamais rendues à l’État et le bon sens, politique d’abord, pratique ensuite, imposait leur dépose (et pas forcément leur destruction) à chaque changement de régime.

De la fiction à la réalité

Flaubert n’a pas seulement intégré des « envois » de l’État dans ses fictions, il en a aussi suscité dans la réalité grâce aux liens noués avec Agénor Bardoux. Ce dernier, avocat et écrivain, qui avait participé avec Bouilhet en 1862 à la révision de Salammbô, est surtout connu pour sa carrière politique : du vivant de Flaubert, il fut maire de Clermont-Ferrand, député du Puy-de-Dôme, président du Conseil général du département et ministre de l'Instruction publique, des Cultes et des Beaux-Arts (de décembre 1877 à mars 1879). Flaubert lui fit alors prendre Guy de Maupassant à son cabinet et commander un portrait de Corneille à sa nièce Caroline Commanville qui, formée auprès de Charles Mozin, Léon Bonnat et Jean Léon Gérôme, pratiquait la peinture en amateur. Elle traversait une période financièrement difficile à la fin des années 1870 du fait de la faillite de son mari Ernest et avait sollicité Agénor Bardoux une 1ère fois en 1878 afin d’obtenir un travail de copie. Ce courrier n’est pas conservé mais il apparait en creux dans la correspondance que Flaubert a entretenu avec sa nièce. Ainsi, dans sa lettre du 14 septembre 1878 écrite à Paris : « Bardoux ne t’a pas répondu parce que les commandes se font au mois de décembre. Tu en auras une. Il s’entendra à ce sujet avec Guillaume. […] Il y a, au musée de Rouen, un Ribera authentique. Veux-tu que je demande pour toi aux Beaux-Arts la commande d’une copie de ce tableau ? Ça ne te dérangerait pas de cet hiver. L’histoire du portrait de Corneille ne me paraît pas claire ». Mais la commande, qui est passée à Caroline Commanville le 12 novembre 1878, concerne bien la copie d’un portrait de Pierre Corneille, celui de Charles Lebrun conservé dans les collections du Comte d’Osmoy, ami de Flaubert et député de l’Eure. Pressenti pour le musée des Beaux-Arts de Rouen, le tableau est finalement attribué au musée nouvellement créé à la mémoire de Pierre Corneille dans sa maison au Petit-Couronne, près de Rouen, devenue propriété du département de Seine-Maritime.

Heurs et malheurs d'un travail de copiste

Depuis la propriété de Croisset à Canteleu, près de Rouen, Flaubert prévient sa nièce le 16 janvier 1879 que « ce matin, la pluie a de nouveau traversé le plafond de la chambre de ton mari. Le pauvre Corneille, sur le chevalet au milieu, commençait à recevoir de l'eau, quand Suzanne est entrée par hasard. Nous l'avons sauvé, et je vois qu'il n'y paraîtra pas. J'ai eu une belle peur. Encombrée comme tu l'es dans notre logement, comment vas-tu faire pour peindre ? ». On ne sait pas si le Corneille en question correspond à l’original du Comte d’Osmoy (qui l’aurait prêté à Caroline Commanville) ou s’il s’agit de la copie en cours de réalisation. Quoi qu’il en soit, le travail était achevé fin février 1879, prêt à recevoir la visite de l’inspecteur des Beaux-Arts. Le jugement qu’il pose fin mars 1879 est sans appel : il constate « la faiblesse de cette copie qui trahit toute l’inexpérience d’une élève. Le dessin est timide, le modelé est heurté, le contour est bitumeux. En mon âme et conscience, il me serait impossible d’engager sérieusement ma responsabilité en conseillant l’acquisition de cette copie à l’administration ». Les réseaux de l’oncle et du propriétaire de l’original ont cependant plaidé en faveur de l’œuvre qui, en dépit de sa médiocrité, ne sera pas retouchée comme cela arrive parfois. En effet, en haut du rapport de l’inspecteur, une autre main a porté la mention suivante : « le tableau a été commandé à la demande de M. Flaubert et de M. d’Osmoy. M. Laporte, conseiller général [du canton de Grand-Couronne], accepte ce tableau tel qu’il est ». Encadré à Paris mi-mai 1879, le tableau est expédié en Normandie le mois suivant. Quand Maupassant écrivait à Flaubert, le 5 décembre 1878, « j’ai été voir le tableau de Mme Commanville chez Deforge. Je le trouve fort beau », il faisait sans doute allusion au portrait que Jules-Germain Cloquet, chirurgien formé par le père de Flaubert, lui avait commandé (il sera présenté au Salon de 1879 sous le n°714). Caroline Commanville avait également mis en chantier à cette époque un portrait du père Didon, son directeur de conscience, mais elle ne l’avait pas trouvé assez bon pour qu’il soit exposé au Salon. Dans ses Souvenirs intimes, publiés en tête de la 1ère édition des lettres de son oncle en 1887 à Paris chez Charpentier, elle ne fera aucune allusion à ses travaux de peinture.

Virginie Inguenaud
Conservateur du patrimoine
Mission de récolement
 

Sources

Archives Nationales, F/21/205 n°32 (artistes) et F/21/4405 n°52 (départements)

Les manuscrits de Madame Bovary. Édition intégrale sur http://www.bovary.fr

Les manuscrits de Bouvard et Pécuchet. Édition intégrale sur http://flaubert.univ-rouen.fr/bouvard_et_pecuchet

Gustave Flaubert, Correspondance. Paris, Louis Conard, 1926-1933. Édition électronique par Danielle Girard et Yvan Leclerc sur http://flaubert.univ-rouen.fr/correspondance

Guy de Maupassant, Correspondance. Édition électronique par l'Association des Amis de Guy de Maupassant sur http://maupassant.free.fr

Bibliographie

M. Hellis, Découverte du portrait de Pierre Corneille peint par Lebrun. Recherches historiques et critiques à ce sujet. Rouen, Le Brument. Paris, Hocdé, 1848 (Extrait du Précis analytique des Travaux de l'Académie royale des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen, année 1847). En ligne sur http://gallica.bnf.fr

Gustave Flaubert. Exposition du centenaire. 19 novembre 1980-22 février 1981, Bibliothèque nationale, [Paris] / [catalogue par Roger Pierrot et Jacques Lethève, préface de Georges Le Rider]. En ligne sur http://gallica.bnf.fr

Dernière mise à jour le 21 avril 2021