Pourquoi pas autrement ?

Exposition
Arts plastiques
Emmanuel Hervé Paris 20

Pourquoi pas autrement ?

La galerie existe depuis 2011, mais entre Emmanuel Hervé et Charles-Henri Monvert, il y a dix-sept années de complicité. Or si elle explique pas mal de chose, cette relation n’entame rien à la particularité de voir les tableaux du second chez un marchand de trente ans son cadet.

Pour la deuxième exposition de Monvert chez Emmanuel Hervé, trois tableaux sont réunis. La taille de la galerie n’en supporterait pas beaucoup plus, et c’est très bien ainsi. Alors, comment ces œuvres ont-elles été choisies ? J’ai posé la question à l’artiste et au galeriste. Comme ils étaient tous deux réunis ce soir-là, et comme Emmanuel ne semblait pas vouloir ou pouvoir répondre, je constatai qu’il m’interpellait du coin de l’œil quand, l’autre demeurant aussi silencieux, pour avancer, je lui demandai directement comment et pourquoi il les avait peints ? La réponse fusa : « C’est sorti comme ça. Ça s’est imposé. » Mes questions étaient difficiles, évidemment, et sans doute un tantinet empesées, mais en deux pentasyllabes, l’affaire était expédiée. Je n’en étais pas plus avancé, mais je compris rétrospectivement le regard oblique du muet supporter. La complicité, ça se passe (aussi) de commentaire, mais ça s’entretient avec des mimiques. Comme il n’y avait aucune désinvolture dans la déclaration de l’artiste, il n’y avait aucun dépit dans le second coup d’œil que je reçus aussitôt, plutôt une espèce de soulagement, peut-être même l’expression d’une profonde félicité, un acquiescement sans réserve au moins. Comprendre :

_ Premièrement : Monvert ne fait pas de la peinture, il fait des tableaux.

_ Deuxièmement : le tableau échappe à tout contrôle.

Le premier postulat n’est pas si absurde qu’il y paraît d’abord. Car si pour faire un tableau, il n’est pas interdit de le peindre, on sait qu’on peut s’y prendre autrement et d’ailleurs de plus en plus d’artistes s’évertue à ne pas se salir les mains. Or Monvert peint bel et bien le tableau qu’il fait, et du matin au soir il passe même son temps à ça. Mais s’il n’insiste pas sur l’étape nécessaire de l’exécution (qu’il faut bien dépasser pour arriver quelque part), sur l’ascétique discipline de l’atelier (où il ne convie personne, pas même son marchand), c’est parce que le tableau fait — s’entend : celui considéré comme achevé — doit effacer sa besogneuse genèse, sinon toutes ses traces, pour s’offrir comme un phénomène n’ayant au fond rien à voir avec ce qui a précédé. Pas quelque chose de franchement nouveau, mais quelque chose d’absolument neuf. Comme si, en complète conformité avec les clichés de l’abstraction, le domaine de l’art n’était accessible que dans un état second, sous l’effet de certaines stimulations étrangères au réel. Ce que vient d’ailleurs contredire le récolement de coupures de presse auquel se livrent les proches de l’artiste, à commencer par son marchand, depuis qu’un de ses tableaux acquis par le Fonds national d’art contemporain (FNAC) a été accroché dans le bureau princier d’une haute administration et qu’il apparaît à l’arrière plan d’interviews donnés par les différents ministres se succédant à ce poste et lui tenant compagnie en  lui tournant le dos — encore que preuve est ainsi faite que l’art peut se manifester jusque dans le bureau d’un ministre : les risques de distraction demeurant tout de même limités pour ses interlocuteurs face à un tableau abstrait ; mais qui, en audience solennelle, n’a pas laissé s’égarer son regard vers un détail anodin : un crayon dans le pot à crayons, l’ombre d’un radiateur ou une tache de boue à la pointe d’un soulier ?

Le second postulat est lié au précédent, on le comprend assez bien.

Pour que l’auteur d’un tableau, premier intéressé, soit devant lui plongé dans l’état « cataleptique » recherché : celui qui lui fait dire qu’il y a bien un tableau sous ses yeux, que celui-ci tient debout, qu’il fonctionne, comme une lampe s’allume quand on actionne l’interrupteur — et même un peu mieux —, il faut que son exécutant ait tout oublié de la manière dont il s’y est pris pour en arriver là : techniquement, mais surtout en amont de toute technique. Quelles étaient ses intentions en s’y mettant ? etc. Or c’est la question que j’avais posée à Monvert et on sait où elle nous a menés !

Car l’artiste écarte toute idée de projet, de contrôle, d’intervention même, de protocole en tout cas, au profit de cette autonomie fantasmatique du tableau comme objet, dont on nous a déjà rebattu les oreilles, mais rarement de façon aussi désopilante .

Si dans un joyeux désordre on cite devant lui Knoebel, Molnar voire LeWitt, Monvert laisse dire avec placidité. Mais il faut citer Martin Barré pour qu’il s’exalte, et Brice Marden, pour l’entendre réfuter énergiquement.

La grille qu’il trace sur la toile à la mine de plomb et qui transparaît encore ça et là n’est pas un principe directeur, c’est un échafaudage qui aide à composer ou à s’évader de la composition préconçue. En tout cas elle n’a rien à voir avec la grille minimaliste. L’échafaudage peut rester à demi accroché à l’ouvrage. La grille américaine est all over. Ce qui les oppose.

Les tableaux de Monvert sont plutôt lisses. Pourtant, selon l’artiste, tout se passe dans la matière picturale bien plus que dans la composition ou dans la couleur. La faible épaisseur qui donne à la matière cette consistance procure sa tension et l’intensité chromatique voulue (?) au tableau. L’« intensité chromatique » considérée comme consistance propre de la peinture-phénomène, donc indépendamment de la relation des couleurs entre elles. — Pas mal pour un peintre abstrait dont le patronyme fait copuler, avec un pronom possessif, la couleur aux infinies nuances que s’interdisait Mondrian ! Mon-vert vous dira par exemple que telle bande était jaune, qu’il aurait aussi bien pu utiliser une autre couleur, et qu’elle est devenue noire — qui est ou n’est pas une couleur, selon les points de vue, ma mère me le demandait encore récemment, mais passons ! —, non parce que ça n’allait pas, mais pas parce que le noir est forcément plus satisfaisant, parce qu’il s’imposait.

Comme si l’ordre était venu d’en haut.

Comme si cette injonction à faire rejetait d’office dans un passé antédiluvien l’expérience de la production du tableau.

Comme si l’artiste était frappé d’amnésie et même d’empêchement à « refaire » le tableau, c’est à dire à en retracer le scénario, à supputer son archéologie ; plus démuni, en somme, que quiconque devant sa propre production, parce que n’importe quel autre observateur un tant soit peu curieux adopte cette démarche rétrospective devant une œuvre qui l’intéresse.

Comme si — pardon si je me répète, le trouble de Monvert doit être communicatif —, comme si ce n’était pas le même tableau qui faisait l’objet des deux expériences, celle de l’exécution et celle de la scrutation une fois la précédente révolue, une fois le fil du temps tranché pour de bon.

Dans ces conditions, si l’artiste n’y est pour rien, si la chose s’est imposée en dépit de sa volonté, les tableaux peuvent tomber du ciel et nul besoin qu’ils transitent par l’atelier.

C’est donc à la présentation de trois aérolithes que nous convie l’exposition chez Emmanuel Hervé.

Entre leur chute et leur livraison, un an et demi s’est écoulé. Car, comme quoi l’exécution a son importance, il faut en général pour Monvert entre un et trois ans entre le commencement d’un tableau et l’achèvement qui permet son souverain abandon. Pour soupeser les météorites mieux vaut les laisser refroidir.

Dans ces trois cailloux, on pourra voir des formes : un cœur, une tête, un fantôme… Ce n’est pas très gênant avec des cailloux, mais ça l’est un peu plus avec des tableaux censés détachés de tout souci de représentation, des tableaux  de 160 x 120 cm, peints à l’acrylique, ce qui est assez inhabituel pour l’artiste, pour qui : « L’acrylique va un peu trop vite. Mais ça s’est passé comme ça ! » 

Des tableaux censés ne renvoyer à aucune autre expérience qu’à leur intrinsèque étrangeté. Mais étrangeté à quoi ?

Des tableaux portant des titres en anglais, pour la première fois, l’artiste ne sait pas pourquoi, sinon pour dire que les figures qui s’y sont invitées par inadvertance, Heart, Head et Ghost Writer, sont étrangères à l’abstraction de rigueur, caractérisée par un titre de série en français, lui, mais qui n’engage à rien : Lignes et cercles.

Et au dos des tableaux, des poèmes d’un autre temps, ainsi qu’une précision toujours utile : le nom de la planète d’où ils viennent : « Atelier, Alésia », où selon toute vraisemblance, et malgré tout ce qui précède, ils n’ont pas fait qu’atterrir en octobre 2013.


Frédéric Paul

Artistes

Adresse

Emmanuel Hervé 6 rue Jouye-Rouve 75020 Paris 20 France
Dernière mise à jour le 2 mars 2020