N O Jérome Avraham Benarroch

Exposition
Photographie
Galerie de la Voûte Paris 12

Cette exposition a été conçue en fonction de ce lieu particulier qu’est la Galerie de la Voûte. C’est la manière moderne de travailler : penser une interdépendance de ce qui s’expose et de l’espace d’exposition. La forme émerge de la confrontation entre la matière du lieu et de l’idée. Sa caractéristique formelle est qu’elle dessine un parcours et une progression, de l’entrée ouverte sur le jour et la rue vers un couloir menant à point intérieur et reculé. J’ai donc pensé que cette forme représentait métaphoriquement le passage de l’extériorité à l’intimité. Pour des raisons à la fois philosophiques et idéologiques, j’ai voulu que cette intimité se donne comme l’apparaître du visage féminin. C’est-à-dire que l’ensemble des images présentées constitue une tension et une polarisation vers le lieu de l’apparaître. Depuis l’aridité géométrique d’une usine jusqu’à la vision frontale d’un visage légèrement absenté de femme. Tant que le visage n’est pas apparu, chaque image supporte un manque. On progresse vers l’humain, on progresse vers le mélange de grâce et d’absence mais tant qu’on n’est pas au fond, à la limite intérieure et intime, c’est l’aspect déceptif et négateur qui se dit. C’est pourquoi l’ensemble s’intitule N O. Il ne s’agit pas exactement d’un « NON », car la tension vers l’apparaître n’est pas nihiliste et que cependant chaque image doit tout de même pouvoir être vue pour elle-même, comme une image possible du réel. Mais j’utilise ici sa thématique, son contenu, pour signifier une dynamique et une progression.

Mis à part ce schéma global, plusieurs éléments de l’exposition viennent perturber l’uniformité du parcours. Il y a un sens à cette complexification. Il s’agit de montrer que l’existence n’est ni uniforme ni facile. Rendre compte de la violence et être à même de la défaire. Les images en couleur introduisent de l’hétérogénéité et du concept, et le concept, dans ce contexte de l’art, est violence. De l’énigme et de la pensée. Quelque chose insiste, de non hasardeux, qui rend la lecture difficile, qui pose question. Personnellement je sais pourquoi ces deux images en couleur sont posées en regard de la série en noir&blanc, je sais pourquoi elles travaillent aussi à leur manière la thématique de départ. Mais le rapport doit être inconscient. Doit convoquer chez le celui qui regarde une sensibilité plus intime, qui se passe de mots.

Le titre est illustré par un quadriptyque. Une étreinte amoureuse presque non reconnaissable s’y exhibe devant un N O peint et comme hurlé silencieusement. C’est tout le sens affectif de ce travail : c’est sa métaphore. Un vieux couple s’embrasse en un lieu impossible et le chœur crie N O, pour dire qu’il s’agit d’un réel du désir.

— J  Avraham Benarroch —

La dramaturgie de l’existence

A propos des travaux de J. Avraham Benarroch, photographe et vidéaste

La recherche que mène le photographe et vidéaste J. A. Benarroch se caractérise à mon sens par la conjugaison d’une rigueur formelle et d’une affirmation relative à la présence  humaine.

Ses travaux explorent différentes formes de la représentation, et sa pratique de la photographie, du diaporama ou de la vidéo, est traversée de part en part par des considérations stylistiques et formelles, par le souci d’inventer une forme. Mais son travail est manifestement habité par une question presqu’antérieure ou primordiale, qu’on pourrait désigner comme la question de l’ « affect », au sens où Deleuze et Guattari soutiennent que l’art est créateur d’ « affects », par différence avec la science créatrice de « percepts » et la philosophie créatrice de « concepts ». La recherche ou la rigueur formelle, chez Benarroch, si elle puise également dans le concept, est cependant toujours subordonnée au désir d’un affect. Et on peut soutenir que cet affect s’élabore comme une dramaturgie de l’existence humaine. On peut dire simplement que dans ses travaux photographiques et vidéographiques, il s’agit de penser une humanité qui, tout en étant nôtre, immédiatement nôtre, ne cesse pourtant de nous être devenue étrangère. Et l’œuvre d’art, dès lors, a pour enjeu de ressaisir l’extraordinaire apparition de cette existence humaine, la violence de sa beauté, sa secrète énigme et, en dernière analyse, l’affect de son existence. Qu’on songe, pour établir des filiations dans les univers visuels, à Tarkovski, Straub ou P. Bausch.

Ce qui me paraît s’inscrire dans la voie ouverte par Tarkovski est par exemple une  conception de l’image comme ce qui doit impérativement nouer le visible à l’Invisible. Dans le voisinage des Straub, on reconnaît l’idée que l’épure est une question non seulement esthétique, mais éthique, parce qu’il en va artistiquement de ce qui est radicalement réel dans nos existences, aridement vrai, par différence avec le spectaculaire artifice que véhicule l’industrie capitaliste de la représentation. On découvre enfin, dans le sillage de Pina Bausch, l’idée que l’art ne peut être créateur d’affect que sous condition d’en passer par une confrontation entre classicisme et modernité, entre forme et expression, et toujours en dernière instance entre homme et femme. Il y a aussi, et c’est là un trait à la fois singulier et mystérieux, quelque chose de l’univers de Jacques Tati dans plusieurs des travaux de Benarroch, en particuliers certains portraits de femmes modernes, à la ville ou à la plage. Il s’agit là d’une écriture, au sens du cinématographe de Bresson, se saisissant de ce qui n’est apparemment qu’une découpe insignifiante dans la vie anonyme des gens, mais qui crypte et décrypte à la fois cette dramaturgie de l’existence humaine.

Quand, au terme d’une défiguration, d’une déconstruction stylisée de l’image photographique, apparaît un portrait de femme, d’un classicisme souverain : apparaît alors en son évidence sensible le plus mystérieux des visages, le plus universellement abstrait, aussi, parce qu’il donne à voir l’irréalité concrète de la beauté humaine. Sorte de Joconde revisitée, et arrachée à la poussière des musées. Parce que l’art n’est pas lointain, il est proche, au-milieu de nous, et comme le secret désir de nos destinées, lorsqu’elles sont vraies.

 

— Ivan Segré — philosophe

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N O — Duelle 

 François Nicolas compositeur —Orchestration

L’exposition que propose Jérôme Benarroch s’intitule N O. On peut soutenir que son réel tourne tout aussi bien autour de la question centrale de la dualité, et plus précisément de ce qu’il faudrait ici appelé l’idée qu’enveloppe l’adjectif duelle, au féminin. Le N O est Duelle. Voyons alors comment ce réel s’incorpore au montage précis de l’installation.

Duelle 1

Les variations musicales d’un thème peuvent s’enchaîner selon deux logiques duales :

d’un côté, comme chez Beethoven, le thème se transforme progressivement si bien que, de proche en proche, la figure de départ peut, en fin de parcours, s’être entièrement métamorphosée ;

d’un autre côté, comme chez Schubert, le thème reste globalement inchangé mais, pivotant sur lui-même, il présente successivement de nouvelles faces jusque-là insoupçonnées.

Dualité de la chose et du point de vue : chose variable pour point de vue immuable ou point de vue variable sur chose immuable.

Ici, d’un côté (le côté droit de l’installation), le film enchaîne, pour un regard immobile, le flot d’images cadré par l’écran ; de l’autre (le côté gauche de l’installation), le regard doit se déplacer pour profiler en cortège une série d’images fixes réparties le long d’un mur.

La dualité musicale est ici dissymétriquement distribuée entre statique ou dynamique du regard, et mobilité ou fixité des images.

L’installation de la dualité musicale compose une duelle plastique.

Duelle 2

Les variations musicales d’un thème peuvent s’enchaîner selon une autre dualité selon cette fois que le thème sera exposé en premier (thème initial) ou en dernier (thème terminal) :

dans la figure traditionnelle des variations, le thème est premier : il est la source indiquée dès le départ de l’œuvre, il constitue la chose en situation qui va musicalement varier (sous une modalité soit beethovenienne soit schubertienne) ;

dans une figure plus exceptionnelle de la variation musicale, le thème se construit au fur et à mesure d’un développement qui, a posteriori, s’avèrera avoir été celui de ses variations constituantes : sa révélation comme thème n’apparaît ici qu’en fin de parcours (c’est la voie suivie par certaines œuvres de Liszt  ou de Franck).

Dualité de la chose musicale et de son pouvoir constituant/constitué : soit l’exposition musicale enchaîne les figures selon leur ordre chronologique d’engendrement ; soit, à l’envers, la conclusion expose la chose engendrée comme clef téléologique du développement qui l’a précédée. Dans un cas, l’exposition épouse la manière dont les figures sont produites déductivement d’un motif initial ; dans l’autre, la conclusion somme inductivement les figures en un motif terminal. Dualité du produit déductif et de la somme inductive.

Ici, d’un côté (le côté droit de l’installation), le film projette des images chronologiquement enchaînées ; de l’autre (le côté gauche de l’installation), le mur répartit les images pour conduire le regard à l’image ultime, en fond du périple, celle qui fixera ex post leur motif global : un visage de femme en proie aux affects sans nom.

La spatialisation de la dualité musicale écartèle une plastique duelle.

Duelle 3

D’ordinaire, le cinéma entrelace et tresse trois flux : celui des images, celui des mots, celui des sons.

Le cinéma de Jérôme Benarroch joue d’une pure dualité : celle d’une bande-son et d’une bande-images ; plus radicalement encore : une dualité du plan musical et du plan cinématographique.

La musique arrive ici comme une donnée. Le cinéaste la découpe comme bon lui semble, la répète si nécessaire : il monte ainsi sa bande-son à partir d’un plan musical préexistant comme il monte sa bande-images à partir de plans cinématographiques préalablement tournés.

Mais monter est une chose, composer un film en est une autre puisque, de cette dualité, il s’agit de faire quelque chose susceptible d’être approprié comme un film par qui l’aura vécu de l’œil et de l’oreille.

La clef de cette composition cinématographique ? L’entrelacement de deux phrasés : celui de la musique qui profile l’écoute, et celui des images qui profile le regard ; jeu de caresses et de baisers, et jeu de séduction : « je t’ignore pour mieux t’attirer » - « je te fais signe pour mieux te repousser ».

Osons la métaphore : dans les films de Jérôme Benarroch, la musique est femme et le plan cinématographique est homme. La musique campe en certitude de sa grâce et de sa puissance, la musique est sédentaire et repère rayonnant ; le plan cinématographique, lui, tourne autour d’elle ; nomade, il s’approche, contourne, prend distance. La musique campe sur sa nécessité propre ; les plans jouent de leurs contingences assumées, et le film est l’histoire de ce couple, s’entrelaçant sous nos sens.

Cinématographie duelle où le film devient cette déclaration que le plan adresse à sa musique…

À l’ombre de ton visage

Mon ombre balaie le sol d’une improbable traîne

Je la tiens nouée brève à mes semelles soumise

Lueur dormant à même la poussière

Incendie familier à l’affût des chevilles

Tambour immobile frappant l’écorce de mes talons précaires

Mon ombre est sans visage je lui cherche une voix.

Sous ma paupière l’épine de tes rêves

Le vent garde mémoire de chacun de tes rires

Sous mes ongles gelés les noms te font cortège

Le mot poussière de lettres et de phonèmes

Le mot serrant les dents contient ton souffle.

Ne comparez à rien cette courtoisie vierge

Les fous vous saluent bien

Ils voudraient bien savoir la chambre exacte et nue

Où chacun de ses gestes pourrait enfin dormir.

Élan double compte seul

Le bleu m’entaille trace fidèle

Herbe profonde morsure inguérissable.

Éclats ramassés brefs sur l’argile innocent de tes épaules

Chacun de tes instants mérite un trône à la langue savante.

Il est tard dans la maison du monde

Et le peuple souverain s’abandonne aux flancs épuisés de l’aimée qui gémit.

Hétérophonie

Hétérophonie des nombreuses voix disparates : voix dynamique de la variation photographique et voix statique de l’écran ; voix des images induisant le motif ultime (ce visage-but qui oriente, non qu’il tire vers l’avant mais qu’il pousse plutôt par derrière vers l’accomplissement de ce dont l’entame ne se savait pas capable) et voix des films imposant leur mobilité au regard arrêté en un point de la salle ; voix du rythme lisse, tracé sur le mur plat de gauche et voix du rythme strié, scandé à droite par la série d’alcôves.

L’hétérophonie est un souci, non une manière ; elle constitue un enjeu, non un style. L’hétérophonie, ou comment faire-un d’une dynamique hétérogène : non plus engendrer un thème – chose identifiable et clef rétrospectivement discernable – mais faire advenir un « quelque chose » selon une modalité de l’un qui reste duelle : à la fois certaine et non définie, avérée et non fixable, localisable et non délimitable.

Ni homophonie (l’un est alors unique), ni polyphonie (l’un y est celui d’une pluralisation), ni cacophonie (l’un est ici celui d’une pure négation), ni antiphonie (l’un devient celui d’un rapport d’opposition et de contraste), l’hétérophonie n’est pas constructible mais organisable : elle compose l’un instable d’un parcours, l’un en devenir d’un projet, l’un sans pause d’une continuation opiniâtre et d’une prolongation malgré tout.

L’hétérophonie, ou l’un générique d’un sujet collectif en longue marche.

Horaires

14h15 - 19h00

Accès mobilité réduite

Oui

Adresse

Galerie de la Voûte 42, rue de la Voûte 75012 Paris 12 France

Comment s'y rendre

Metro Porte de Vincennes
Dernière mise à jour le 13 octobre 2022