Martine Feipel - Jean Bechameil
la Nuit sans lune
Extrait d’un entretien de Martine Feipel et Jean Bechameil
avec Frédéric Bouglé, avril-mai-juin 2013.
F. B. : Il ressort aussi de votre œuvre une perception « sensationniste » du réel, un réel/ songe à vibration poétique Fernando Pessoa. Les installations du Mudam et de Venise en validaient le summum, l’expérience extrême. Dans cette optique, plus qu’une interrogation, j’entrevois une réfutation de la réalité objective. Vous immergez le visiteur d’exposition dans un espace mental déformé, comme pour le préserver du monde extérieur et l’en isoler. Ce monde-mirage perturbe la stricte perception cartésienne, qui s’en trouve dévoyée dans des discernements personnels. Par extension, notre stabilité corporelle aussi en est déroutée : on marche moins qu’on hésite à marcher, on devine le lieu davantage qu’on le reconnaît, on est éveillé dans un espace qu’on présuppose réel sans qu’il soit pour autant totalement reconnaissable ou méconnaissable. Notre vision peine à se caler sur les volumes et surfaces qui la cernent, suscitant un doux vertige dont on se délecte. En fait, votre composition spatiale suppose que toute perception soit purement subjective, et que la réalité ne soit comprise dans l’esprit individuel qu’à partir d’une grille d’interprétation dessinée par chacun. N’est-ce pas une manière de traduire par des constructions environnementales ce que ressent l’individu, un renvoi de sa psychologie distordue par son vécu présent ?
M. F & J. B. : Ce sont des délocalisations devenues comme des espaces intérieurs ou mentaux, qui traduisent nos incertitudes, nos peurs et nos envies. Des sentiments souvent fortement reliés au lieu, et qui font sens dans ce contexte. Ils se calquent sur lui, s’accaparent l’existant pour montrer ce que l’endroit nous raconte et ce qu’il évoque en nous avec une certaine liberté et poésie. L’installation au Creux de l’enfer implique les deux étages. Le bâtiment est construit sur la falaise, avec des blocs de roches qui le transpercent. Le son de la rivière qui passe devant le centre est très présent. Nous cherchons à nous approprier ces éléments existants et à les intégrer dans notre travail. L’installation représentera une sorte de délocalisation, de paysage hors du commun. Un paysage nocturne sans son, sans bruit à part celui de la rivière. Un paysage dans lequel le spectateur pourra librement se promener. L’intérieur sera entièrement obstrué de l’extérieur et nous plongera dans un étrange dehors. Au rez-de-chaussée nous nous trouverons face un portail entrouvert sur une nuit sans lune. Le lieu sera plongé dans une pénombre crépusculaire, et son sol occupé par de larges bassins noirs. La vision de la pièce environnante sera absorbée et dédoublée par les reflets de l’eau. Au-dessus d’un de ces bassins sera suspendue une cloche surdimensionnée. Elle se balancera sur un rythme frénétique, le battant intérieur frappant violemment la cloche, mais sans émettre aucun son perceptible. L’étage d’exposition sera comme envahi par le dehors, des grandes parties de rochers déferleront sur les cimaises et les structures existantes du lieu.
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Biographie
Martine Feipel, née en 1975 au Luxembourg, et Jean Bechameil, né en 1964 à Paris, collaborent depuis 2008. Installés au Luxembourg, ils participent à de nombreuses expositions internationales. En 2011, ils ont représenté le Luxembourg à la 54e Biennale de Venise.
Martine Feipel & Jean Bechameil réalisent essentiellement des installations qui réagissent au contexte dans lequel elles s’inscrivent. A partir de dessins et de sculptures qui leur servent de modèle, le couple tente de créer des espaces ; en croisant et en fragmentant des volumes, ils recréent un univers disloqué et bancal qui, a priori, échappe à toute logique. Pour le centre d’art du Creux de l’enfer de Thiers, ils ont conçu une installation spécifique en relation au lieu.
3)
A l’origine de leur travail, il y a cette prise de conscience que la perception sensorielle a des limites physiologiques — et que notre conception de l’espace est historiquement datée. Dès lors il s’agit, dans la lignée de la philosophie de Jacques Derrida, d’essayer de dépasser la limite d’un lieu pour en chercher une nouvelle. Cela revient à réfléchir sur le sens de la limite, sur le sens de l’espace, qui, de manière prépondérante, est le fruit de la tradition. L’important n’est pas de sortir, de transgresser la loi en franchissant la limite, mais d’« ouvrir » un espace au cœur même de l’ancien espace. Cette ouverture ne crée pas d’espace nouveau à occuper, mais une sorte de poche dissimulée à l’intérieur de l’ancien sens de la limite. Il s’agit d’une ouverture de l’espace selon le principe du décalage. Or, ce décalage intérieur et cette recréation de l’espace impliquent toujours la destruction d’une institution. Le sens du mot « espace » s’en trouve profondément bouleversé. En cela nos deux artistes sont au cœur de l’actualité. Car l’aménagement de l’espace est en crise. Cet espace que nous concevons comme espace de vie est tout à la fois espace d’action, d’orientation et de communication. L’évolution des sciences et des technologies, l’érosion des visions du monde et des systèmes de valeur traditionnels, la crise structurelle de l’économie et l’exacerbation de la problématique logique, remettent en question une conception traditionnelle de l’espace et de l’aménagement qui ne pense que par domaines de compétence et est obnubilée par les contraintes de croissance et de valorisation. Nous vivons une période de mutation où les modèles d’orientation et d’action du passé ne fonctionnent plus.
René Kockelkorn
Tarifs :
Entrée libre