Mar oculto

Projet soutenu par le Cnap
Exposition
Arts plastiques
Galerie Dohyang Lee Paris 03

Photo © Aurélien Mole

La référence à une Mar Oculto (mer occulte) est une récurrence troublante dans le travail de Jenny Feal. Tandis que cette expression à la fois sombre et énigmatique fut déjà employée pour désigner d’antérieurs projets de recherche, cette nouvelle référence définit le contexte mouvant et incertain dans lequel la jeune artiste inscrit son exposition. Si la mer désigne naturellement chez cette native de La Havane un environnement omniprésent et isolant, le terme « occulte » induit lui aussi un double sens, à la fois de ce qui est caché et inconnu, dans une acception ésotérique, mais qui peut encore décider de se ternir caché et de se confiner volontairement dans le secret. Cette ambivalence se retrouve dans une exposition qui aborde des sujets à la fois graves et muets, tristes et heureux. Cette expression, Mar Oculto est aussi le titre de l’une des œuvres composée d’un ensemble de gouttes en argile entassées et séchées, illustrant ainsi le principe que chaque œuvre semble porter une mer cachée qui n’existe que dans l’idée, un concept dissimulé qui crée de façon discrète et confinée un lien entre toutes les fragments de ce récit complexe et volontairement masqué derrière des paravents protecteurs. Au-delà de la mer, ce sont toutes les eaux qui sont convoquées. Celles, par exemple, que le visiteur apporte avec son propre corps, élément aussi vital que destructeur, eau cachée et clandestine. L’eau se fait donc souterraine et serpentine pour parcourir et relier toute l’exposition. Elle vient connecter chaque pièce les unes aux autres et pourtant, elle semble s’être totalement évaporée. Elle n’existe plus que par son absence car en disparaissant, elle semble tout relier, car cette exposition se compose de plusieurs œuvres qu’il faut lire à la fois indépendamment et en relation intime les unes avec les autres.

Le visiteur est tout d’abord accueilli par un texte écrit par l’artiste. Ce texte, c’est l’histoire des cococitoyens, une fiction, un récit de dunes de sables et des habitants d’une île qui n’ont paradoxalement jamais vu la mer. Leur vie en autarcie est fonctionnelle mais ils vivent enfermés. Tout ce petit écosystème vit sous la houlette d’une autorité distante et leur seul salut serait qu’un ouragan vienne les emporter. L’isolation économique et politique grève la vie de ces résidents et si certains ne questionnent pas leur situation, les plus jeunes finissent par s’interroger, échanger, et finalement rechercher cet ouragan. Ce récit transcrit en termes volontairement transparents son expérience personnelle sur l’île de Cuba. L’angoisse est bien réelle et l’exposition se construit telle une succession de récits qui illustrent à la fois les espoirs et les limites ressenties par sa génération. Chaque élément illustre cette problématique complexe de la domination politique et de la tension entre le renoncement et la volonté d’un ailleurs géographique, temporel ou contextuel. Chaque objet contribue à enrichir ce sentiment général d’enfermement et d’angoisse, de ce territoire temporaire qu’est la galerie. Les jeunes escrimeurs, par exemple, sont comme les cococitoyens du récit et leur sueur abondante n’est autre qu’une matérialisation de cette eau dépensée, cette substance vitale qui s’évapore en vain puisque l’isolation économique rend leur rêve d’accomplissement sportif quasiment impossible, par le manque de moyen et la privation de leur liberté de mouvement.
D’autres objets, reproduits, fondus en bronze ou encore inventés tel qu’un lit reposant sur des assiettes cassées, semblent évoquer un naufrage ou un impossible repos, tandis qu’un blaireau de rasage qui appartenait à un membre de sa famille, porteur d’espoir et d’accomplissements mais aussi douloureux exemple du prix qu’il arrive parfois de payer pour conquérir sa liberté, a été fondu, immortalisé par sa propre destruction, pour finir par incarner la métaphore politique d’un changement espéré.

Dans l’environnement cubain, l’eau est omniprésente, notamment en tant que frontière territoriale mais l’île est plus spécifiquement incarnée dans son œuvre par la terre et si l’eau et l’argile sont si présentes dans son œuvre, c’est précisément pour la relation qu’ils entretiennent et qui génère toute la tension qui imprègne son travail. La combinaison entre l’argile et l’eau est plus qu’un phénomène plastique, c’est une métaphore de la vie, avec son ambivalence intrinsèque qui réside dans l’absence de vie, c’est à dire la mort. L’argile, matière sensuelle qui fait de l’artiste une démiurge, est omniprésente dans son œuvre. Elle en parle comme d’une matière noble avec laquelle tout devient possible. Ce n’est pas un hasard si la bible nomme le premier homme ha-adam, terme qui désigne la terre ou que la mythologie juive fait émerger le Golem de la terre glaise. Jenny Feal compare ce matériau à la pensée-même, dont elle est une forme de matérialisation, flexible et malléable. Elle peut s’arrêter, être poursuivie, se travaille en étape, sèche, casse… Philosophiquement, l’argile est une forme de matériau en dehors du temps puisqu’elle peut être remodelée à l’infinie. À l’Ecole des Beaux-arts de la Havane, elle se souvient avoir, pour toute première œuvre, réalisé en terre un tube de canalisation qui, vertical, partait du sol pour parvenir jusqu’à sa bouche. Cette canalisation pouvait métaphoriquement transporter de l’eau. Sa première pièce en céramique, une évacuation, incarnait donc déjà cette sensation asphyxiante et violente de la noyade. Ce sentiment n’a pas déserté son vocabulaire et l’exposition Mar Ocultoassume une certaine forme de traumatisme.

Certains éléments de l’exposition relèvent du fragment biographique, tandis que d’autres sont de l’ordre du récit fictionnel qu’elle met en place pour traduire des sentiments qui sont liés à son expérience, dont celle de l’insularité et de l’enfermement. L’artiste confie d’ailleurs à l’occasion qu’à l’instant même où elle pose le pied sur une île, quelle qu’elle soit, elle ressent immédiatement ce même sentiment d’asphyxie. Si une certaine forme de tristesse flotte dans l’exposition, comme à la surface de cette mer obscure formée notamment par les gouttes de sueurs, ces sentiments sombres n’existent que grâce à une poésie omniprésente que l’ironie et l’humour viennent augmenter, notamment en commençant par un récit absurde. Si l’histoire des cococitoyens accueille le visiteur et évolue au gré des univers créés par l’artiste, c’est que c’est précisément ce désir de mettre en histoire qui domine son processus de création. La moralité de l’histoire réside aussi peut-être dans le fait que ceux-ci, malgré l’isolation et le confinement, et même précisément à cause de cela, ont toujours la capacité de rêver et qu’ils n’ont pas besoin d’avoir vu l’ailleurs pour être capable de l’imaginer. Chaque objet qui compose cette exposition agit avec le même protocole, ce sont les matérialisations de ces pensées et, en étant le fragment d’une histoire personnelle partiellement partagée, celle de l’artiste mais aussi celle des autres. Ces objets deviennent les dépositaires d’une exploration mentale sans limite. Jenny Feal en appelle alors à chaque visiteur qui doit pouvoir s’approprier cette histoire étrangère dont il n’a pas nécessairement besoin de connaître tous les codes. Les interprétations se croisent dans cette atmosphère si étrange, ce quelque chose d’intuitif et de sensuel auquel la plupart des visiteurs ne peut pas demeurer imperméable.

Complément d'information

Texte de Matthieu Lelièvre

Artistes

Horaires

Mardi – Samedi 11h – 13h // 14h – 19h

Adresse

Galerie Dohyang Lee 73-75 rue Quincampoix 75003 Paris 03 France

Comment s'y rendre

M4 Etienne Marcel M11 Rambuteau
Dernière mise à jour le 13 octobre 2022