La couleur dans l’œuvre de Jacques Germain

Par Stéphane Allavena
Jacques Germain, Composition claire, 1954

Jacques Germain, Composition claire, 1954 (Achat à l'artiste en 1955, Inv. : FNAC 24369). Signé, daté en bas à droite : Germain 54.

Vue de l’œuvre de Jacques Germain, La clairière

Jacques Germain, La clairière, 1959 (Achat à la Galerie Jacques Massol en 1959, Inv. : FNAC 26999)

Vue de l’œuvre de Jacques Germain, Composition bleue

Jacques Germain, Composition bleue, 1964 (Achat à l'artiste en 1965, Inv. : FNAC 29498)

Vue de l’œuvre de Jacques Germain, Composition grise

Jacques Germain, Composition grise, 1972 (Achat à l'artiste en 1973, Inv. : FNAC 31330)

Vue de l’œuvre de Jacques Germain, Rondes grises

Jacques Germain, Rondes grises, 1976 (Achat à l'artiste en 1979, Inv. : FNAC 33084)

Vue de l’œuvre de Jacques Germain, Ascendance serrée violette

Jacques Germain, Ascendance serrée violette, s.d. (Achat en 1962, Inv. : FNAC 27840)

 

Absente jusqu’en 1945 des acquisitions et commandes de la direction des beaux-arts, la peinture abstraite fait une entrée remarquée dans les collections de l’État après la Seconde Guerre Mondiale, suite à l’extraordinaire développement pris en Europe comme aux États-Unis par l’art non figuratif.

Le retour au Cnap d’une toile intitulée Composition claire, exposée autrefois à l’Institut Régional d’Administration de Lille, offre l’opportunité de découvrir ou de redécouvrir l’un des plus fervents défenseurs de ce courant artistique, le peintre Jacques Germain, ancien élève de Vassily Kandinsky au Bauhaus et ami du poète Antonin Artaud.

Les voies d'une vocation précoce

Né à Paris le 13 janvier 1915 et décédé en cette même ville en 2001, Jacques Germain se consacre très tôt à la peinture et au dessin, nouant, dès son plus jeune âge, des relations fructueuses avec les jeunes peintres de l’École de Paris. C’est à l’Académie moderne, école fondée en 1924 par les peintres Fernand Léger et Amédée Ozenfant, qu’il effectue en 1930 son premier apprentissage, avant de poursuivre sa formation en Allemagne où il devient successivement l’élève de Vassily Kandinsky et de Josef Albers au Bauhaus puis de Willie Baumeister à l’École des Arts Appliqués de Francfort.

Ce séjour dans la patrie de Goethe s’interrompt toutefois brutalement en 1933 lors de l’arrivée au pouvoir des Nazis, dont l’une des premières dispositions dans le domaine culturel est d’ordonner la fermeture des établissements artistiques d’avant-garde, alors considérés comme foyers de « l’art dégénéré ». Revenu en France, ce n’est pas avant 1943 qu’il décide de se consacrer pleinement à la peinture, suite à une brève expérience de dessinateur dans le domaine publicitaire puis à une longue période de captivité outre-Rhin lors de la Seconde Guerre mondiale.

Bien que les premières réalisations de l’artiste se rattachent encore à l’esthétique du réalisme puriste des années 30, les dessins et peintures produits dès 1947 témoignent d’une volonté de rompre précocement avec les contraintes de la figuration. Ce tournant brutal, vécu comme une nécessité impérative, inaugure alors une longue période créatrice au cours de laquelle se succèdent pendant près de 50 ans des centaines de toiles au chromatisme subtil, libérées de toute référence à un objet réel ou imaginaire, témoins d’une sensibilité particulière à la couleur et au mouvement.

Proche de la jeune génération incarnée par Camille Bryen, Jean Fautrier, Hans Hartung, Georges Mathieu, Michel Seuphor ou encore Alfred Wols, Jacques Germain présente ses premiers travaux en 1948, lors de l’exposition White and Black, organisée par la galerie des Deux-Iles à Paris. À cette première contribution, succèdent une participation régulière à de nombreux salons dédiés à l’art non figuratif (Salon des Surindépendants, Salon des Réalités Nouvelles, Salon de Mai, Salon Comparaison) ainsi que l’organisation de plusieurs expositions personnelles en France et à l’étranger (Allemagne, Belgique, Suisse).

Comme bon nombre de jeunes artistes français, ses œuvres se rattachent alors au courant de l’abstraction lyrique, terme utilisé pour la première fois par le critique d’art Jean José Marchand et le peintre Georges Mathieu en décembre 1947, pour désigner un courant de l’art abstrait qui privilégie désormais l’expression du geste et l’effusion personnelle. À rebours de l’abstraction géométrique et du constructivisme, dont le répertoire des formes tracées au compas et à la règle enferme la couleur dans un cadre strict, Jacques Germain libère en effet cette dernière pour en faire l’élément organisateur et structurant du tableau. Celui-ci est alors conçu comme un tout, un éclatement de couleurs, où les surfaces peintes (rectangles, carrés, trapèzes, rhombes), appliquées par superposition au couteau, sont animées par un mouvement général qui entraîne le regard en de multiples directions souvent opposées.

Nulle autre que la critique d’art Dora Vallier ne saura mieux résumer le caractère éruptif de ces peintures qui malgré leur rupture avec le monde de la géométrie, n’en reste pas moins dominées par des compositions fortement structurées, éloignées des audaces du tachisme et de l’art informel : « Projeté à l’intérieur de la pensée et soutenu par elle, le regard ne tarde pas à déceler dans cette peinture agitée de fond en comble, une conception particulière de la forme : une forme qui ne se détermine que dans le mouvement général, qui n’a son unité que dans la tension de l’ensemble, alors que les éléments qui la composent restent tous indéterminés, engouffrés les uns dans les autres, indivisibles. Il n’y a plus telle ou telle couleur, il y a un passage de couleurs en prisme sous le couteau. Il n’y a plus de ligne ou de tache, mais une direction donnée de loin à la masse peinte- de nombreuses directions qui se suivent ou se brisent et se heurtent, traversent le tableau, qui devient ainsi un bref moment d’une très vaste réalité rapprochée de nous, presque à la dérobée, comme pour nous dévoiler son insaisissable substance » (Jacques Germain. Paris, s.n, 1961. Exposition Décembre 1961 Galerie Kriegel).

Jacques Germain dans la collection du Cnap

Le Centre national des arts plastiques est propriétaire de huit toiles de Jacques Germain. Déposées dans les locaux de diverses administrations, ces dernières illustrent la variété des recherches plastiques menées par le peintre au cours de sa jeunesse et de sa maturité.

Composition claire, acquis sur proposition du conservateur du Musée National d’Art Moderne Jean Cassou, est la première œuvre à avoir été acquise en 1955. Comme bon nombre de tableaux réalisés au cours de cette période, celui-ci est organisé en une suite de surfaces colorées, mues par une force sourde, qui entraîne insensiblement le regard de la droite vers la gauche, sur un mode légèrement ascendant. La composition, où prédominent des tons gris-bruns, associés à des rehauts de jaune-vert, de rouge et de bleu, est ainsi conçue comme un véritable paysage animé qui annonce les paysages abstraits des années 80 où l’artiste orchestrera de manière savante des ensembles faits de touches verticales et horizontales. Sept ans après son engagement dans l’art non figuratif, Composition claire résume déjà les caractères généraux de l’art de Germain : sens aigu du chromatisme, souci de la composition et du mouvement hérité du Bauhaus, goût pour une touche vibrante et lumineuse, où s’expriment la main de l’artiste et les accidents de la matière.

La clairière, achetée en 1959 auprès de la galerie Massol, à l’instigation de Bernard Dorival, autre conservateur au Musée National d’Art Moderne, est la seconde œuvre à avoir retenu l’attention de l’administration. Cette vaste composition blanche, d’une intensité lumineuse exceptionnelle, illustre le goût de l’artiste pour les effets de superposition et l’enchevêtrement des lignes. Aux surfaces colorées utilisées précédemment, Germain substitue là un ensemble de traits obliques et entrecroisés aux tons rouge, bleu et violet, dont la disposition et le caractère gestuel évoquent les créations contemporaines d’Hans Hartung.

Quelques années plus tard, Ascendance serrée violette et Composition montante témoignent d’une orientation nouvelle. Fasciné depuis l’après-guerre par les dernières productions de Vincent Van Gogh, l’artiste réduit les zones colorées constitutives du tableau en de petites taches de couleur pure, fragmentées à la manière d’une toile impressionniste. Ces dernières, disposées de manière multidirectionnelle, sont emportées par un courant de plus en plus violent où affleurent une lumière crue et irradiante.

Composition bleue, Composition grise et Ronde grise annoncent enfin (peut-être sous l’influence des Delaunay) l’utilisation du cercle comme élément organisateur de la composition. À l’exception de la première, où l’artiste associe au fond bleu des touches plus chaudes, le peintre, peut-être sous l’influence d’un pessimisme et d’une mélancolie passagères, réduit ici sa palette à une gamme de tons gris, rehaussés de quelques touches de blancs et de bruns, qui accordent aux tableaux un caractère austère et ascétique. Cette expérience de la monochromie, associée à de nombreux effets d’empâtement, restera néanmoins de courte durée puisque lui succède dès les années 80 une autre période marquée par une explosion de tons et un festoiement de couleurs.

Abstraction lyrique

Né après la guerre, dans le sillage des premières tentatives menées par Vassily Kandinsky, Hans Hartung et Joan Miro, l’abstraction lyrique trouve ainsi dans l’art de Jacques Germain un représentant illustre et singulier dont l’attachement aux « réalités nouvelles » ne se démentira jamais. La présence de ses tableaux dans les collections du Cnap, aux côtés d’autres signés Camille Bryen (Signe d’air, 1956, FNAC 26383), Jean Fautrier (Fonds vert, 1959, FNAC 28478), Gérard Schneider (Sans titre, 1960, FNAC 27333), Sam Francis (Composition bleue,1961, FNAC 27462), Pierre Soulage (Peinture, 1963, FNAC 29472), ou encore Jean Messagier (Les Grands chiens courants, 1967, FNAC 29554), confirme l’intérêt que l’État porta dès le départ à ce courant, alors porteur d’un nouveau souffle.

Stéphane Allavena
Conservateur du Patrimoine
Mission de récolement

 

Bibliographie

Alexandre DEVALS. Regard sur Jacques Germain : œuvres de 1943 à 1993. Paris, Vente Art, Galerie Pierre Cardin, 2008.

Jacques GERMAIN. Paris, éditions Jacques Barbier Caroline Beltz, juillet 1990.

Jacques GERMAIN (préface de Dora Vallier). Paris, s.n, 1961. Exposition Décembre 1961 Galerie Kriegel.

Jacques GERMAIN (préface de Marthe Robert). Paris, s.n, 1986. Exposition 25 février-16 mars 1986 Galerie Jacques Barbier.

Jean GRENIER. Entretiens avec dix-sept peintres non figuratifs. Romillié, éditions Folle Avoine, 1990.

Lydia HARAMBOURG. L’École de Paris. Dictionnaire des Peintres. Paris, éditions Ides et Calendes, 2004.

Patrick-Gilles PERSIN. Jacques Germain. Paris, Cimaise, 1987. Exposition Galerie Jacques Barbier, Paris du 17 novembre au 6 décembre 1987.

Michel SEUPHOR. Dictionnaire de la peinture abstraite. Paris, F. Hazan, 1957.

Dora VALLIER. L’art abstrait. Paris, Hachette, 1980.

Dernière mise à jour le 17 mai 2021