L’Histoire représentée : Charlemagne à Argenteuil par Friedrich August Bouterwek

Par Stéphane Allavena
Friedrich August Bouterwek, Charlemagne à Argenteuil, 1851

Friedrich August Bouterwek, Charlemagne à Argenteuil, (FNAC PFH-7927). Huile sur toile marouflée. 500 x 390 cm. Signé, daté en bas à gauche : F Bouterwek, 1851. En dépôt à Argenteuil depuis 1852. 

Vue de l'extérieur de l'Église Saint-Denys d’Argenteuil

Église Saint-Denys d’Argenteuil

Édifiée à proximité de l’ancienne église paroissiale qui servit de premier écrin à la toile de Bouterwek, l’église Saint-Denys a été construite par l’architecte historiciste Théodore Ballu (1817-1885) entre 1862 et 1865. Sa façade, de style néoroman, est pourvue d’un imposant clocher-porche, coiffé d’une toiture en forme de flèche inspirée par l’ancienne église Saint-Étienne de Caen.

Vue de l'intérieur de la Chapelle de la Sainte Tunique

Chapelle de la Sainte Tunique

Placée initialement sur le mur du bas-côté nord de l’ancienne église paroissiale, la toile de Bouterwek fut transférée dans la chapelle de la Sainte Tunique de l’église Saint-Denys après 1867. La précieuse relique, dont le tissu daterait d’après les dernières authentifications du VIème siècle après J. C, est conservée dans un reliquaire de style néoroman, conçu par la maison Poussielgue-Rusand. Celui-ci est inclus dans une châsse de style néogothique réalisée en 1827 par l’orfèvre Léon Cahier. L’ensemble prend place sous un ciborium, placé derrière la table de l’autel, conçu en 1866 par Louis-François-Prosper Roux.

Détail de L’empereur et sa fille

Détail de L’empereur et sa fille

Détail de La translation de la relique

Détail de La translation de la relique

Comme le rapporte la tradition orale, la relique fut accordée par l’impératrice Irène de Byzance (797-802) à Charlemagne dans un coffret d’ivoire. Placée sur une somptueuse étoffe qui s’accorde aux fastes de la cérémonie, celle-ci est présentée par quatre évêques aux visages emprunts d’un profond recueillement.

Détail des Spectateurs et curieux

Détail des Spectateurs et curieux

Détail du monastère d’Argenteuil

Détail du monastère d’Argenteuil

Le monastère d’Argenteuil, mentionné depuis l’époque mérovingienne, fut un des hauts lieux de la vie religieuse locale sous l’Ancien Régime. Détruits progressivement à partir de 1855, ses locaux firent l’objet de fouilles menées par la commune entre 1989 et 1991. Ceux-ci permirent de mettre à jour plusieurs vestiges dont ceux de la salle capitulaire et du cloître. Une tour-clocher et deux bâtiments, probablement inspirés par les édifices encore en place à l’époque où la toile fut réalisée, évoquent ici la grandeur de l’établissement.

À l’aube du Romantisme, l’intérêt porté par les érudits et le pouvoir politique à l’histoire nationale est à l’origine d’un profond renouvellement des thématiques véhiculées par la peinture d’histoire. Si les épisodes de la Bible et de l’Antiquité demeurent une source d’inspiration privilégiée pour de nombreux artistes, la geste de la nation française dont l’action des héros doit concourir à l’éducation du citoyen, ne manque pas d’enrichir, tout au long du siècle, le répertoire de la commande publique. Quoique bon nombre des sujets illustrés s’inspirent d’événements alors confirmés par les sources, d’autres demeurent encore imprégnés par des traditions légendaires où le récit hagiographique se substitue largement à la réalité historique. Il en est ainsi de la toile intitulée Charlemagne déposant entre les mains de Théodrade, sa fille, abbesse du couvent d’Argenteuil, la relique de la tunique de Jésus-Christ, réalisée en 1851 par Friedrich August Bouterwek.

Un peintre au service du pouvoir

Né en 1806 à Friedrichshütte en Silésie et mort en 1867 à Paris, Friedrich Bouterwek est un artiste d’origine allemande dont l’essentiel de la carrière se déroula en France à l’instar de plusieurs de ses compatriotes, aujourd’hui célèbres, tels le peintre d’histoire Henri Lehmann (1814-1882), le portraitiste Franz-Xaver Winterhalter (1805-1873) ou encore l’architecte Jacques-Ignace Hittorff (1792-1867). Si nous sommes peu renseignés sur sa formation initiale et les raisons de son exil, les sources nous apprennent qu’il séjourna à Paris dès 1833, où il fut l’élève des peintres Paul Delaroche (1797-1856) et Horace Vernet (1789-1863). La fréquentation des ateliers de ces deux ardents défenseurs de la tradition académique, associée à plusieurs séjours en Italie, permit au jeune artiste de bénéficier d’une solide formation classique ainsi que d’un goût prononcé pour les sujets à caractère historique.

Sollicité entre 1836 et 1845 par Louis-Philippe pour l’exécution de trois toiles destinées au Musée historique de Versailles (Prise de Bone le 27 mars 1832, Bataille de Navarin, Camp du drap d’or le 7 juin 1520), Bouterwek ne tarda pas à devenir un peintre confirmé, obtenant au Salon des Artistes Vivants, de 1837 à 1841, les trois différentes classes de la médaille d’or. La notoriété qu’il acquit, obtenue grâce aux nombreux envois qu’il effectua aux Salons (47 au total), lui permit de bénéficier rapidement du soutien de nombreux commanditaires publics et privés. C’est ainsi que sous la monarchie de Juillet et le second Empire, la ville de Paris le sollicita pour l’exécution de quatre grandes commandes : une suite de neuf médaillons contenant les bustes de cinq évêques et quatre anges pour l’église Saint-Vincent-de-Paul en 1843, ainsi que trois retables (La Visitation, Le Christ en croix, Le clergé auprès de la Vierge), exécutés respectivement pour les églises Saint-Jacques du Haut-Pas en 1845, Saint-Ambroise en 1847 et Saint-Nicolas du Chardonnet en 1860.

Le Christ agonisant au Jardin des oliviers, œuvre présentée au Salon de 1849 et destinée à l’église française des lazaristes de Salonique, fut la première commande passée par l’Etat. Elle fut suivie, outre le Charlemagne à Argenteuil, par la réalisation de quatre autres tableaux qui confirmèrent la réputation du peintre auprès des autorités : Le festin nuptial de Daphnis et Chloé (Mairie de Limoges, 1852, FNAC PFH-443), Le martyre de saint Laurent (Eglise du Creusot, 1852, FNAC PFH-949), Sainte Barbe bénissant les travaux des mineurs (Eglise du Creusot, 1856, FNAC PFH-948), Un trait de la vie de saint Vigor, évêque de Bayeux (Eglise de Marly-le-Roi, 1861, FNAC FH 861-24).

Charlemagne à Argenteuil ou la mise en scène d'un mythe

C’est à la demande du curé de l’église d’Argenteuil que la direction des Beaux-Arts passa commande du tableau à Bouterwek le 10 juillet 1850. Exécutée dans l’atelier loué par l’artiste rue de Calais dans le 9ème arrondissement de Paris, l’œuvre fut achevée au mois d’octobre 1851 selon le rapport de l’inspecteur Dubois qui signale alors que celle-ci est « d’une belle composition, bien dessinée et d’un très brillant effet ». Exposée sous le numéro 166 au Salon des Artistes Vivants de 1852, elle fut envoyée à Argenteuil peu avant le 12 août, date à laquelle elle fut solennellement inaugurée par les autorités civiles et religieuses, lors de la fête de la translation, en présence du Prince-Président Louis-Napoléon Bonaparte.

La toile représente le don effectué par l’empereur au monastère d’Argenteuil de la tunique sans couture du Christ. Porté par Jésus lors de sa crucifixion, ce vêtement passait pour avoir été retrouvé par Sainte-Hélène, mère de Constantin, au IVe siècle après J. C, puis offert par l’impératrice Irène de Byzance à Charlemagne au Noël de l’an 800 lors de son sacre à Rome. Bien que l’événement ne soit relaté par aucune source historique, la venue de l’empereur n’en appartient pas moins depuis le Moyen Age aux mythes fondateurs de l’histoire locale. Précieusement conservée dans une châsse néogothique, cette dernière est considérée aujourd’hui comme l’une des plus célèbres reliques de la chrétienté occidentale aux côtés des témoignages de la Passion et du Saint-Suaire de Turin.

La scène peinte par Bouterwek se déroule à la porte du couvent, dans un cadre qui cherche à reconstituer l’atmosphère des lieux à l’époque médiévale. La composition, éclairée par une lumière oblique, est organisée sur une diagonale occupée en son centre par une vaste trouée dominée par la figure hiératique et solennelle de l’empereur. Revêtu de la traditionnelle chlamyde portée par les premiers rois francs, ce dernier est représenté la main tendue vers la châsse, montrant à sa fille et aux religieuses qui l’accompagnent la précieuse relique. L’arrivée de cette dernière ne manque pas de susciter au sein de la foule des curieux une émotion profonde que le peintre s’est attaché à retranscrire avec minutie. En bon peintre d’histoire, fidèle au principe de la représentation des passions de l’âme, Bouterwek en fait ici le véritable sujet de la toile, étudiant au travers de l’attitude et de l’expression de chaque protagoniste, les multiples réactions suscitées par la magie de l’événement. À l’heure où le réalisme de Gustave Courbet et des peintres de Barbizon pousse ses premiers feux, l’œuvre du peintre allemand illustre ainsi, de manière romantique, l’attachement de bon nombre d’artistes à l’enseignement transmis par les maîtres de l’Ancien Régime.

L’Empereur à la barbe fleurie et sa postérité

Classé Monument historique depuis le 18 juillet 1996, Charlemagne à Argenteuil est un manifeste précoce de l’engouement que le XIXe siècle va porter au restaurateur de l’empire romain d’Occident. Nombreuses seront en effet les représentations de l’empereur à partir du second Empire, dues à des artistes aussi divers qu’Henri Lehmann (L’histoire de France des origines jusqu’à Charlemagne, salle des conférences du palais du Luxembourg, 1855), Alexandre-Marie Colin (Charlemagne, Palais d’Orsay, ancien siège du conseil d’Etat, 1869), Henry-Léopold Levy (Couronnement de l’empereur Charlemagne par le pape Léon III le jour de Noël 800 à Saint-Pierre de Rome, Panthéon, 1881) ou encore Louis Rochet (Charlemagne et ses leudes, parvis de la cathédrale Notre-Dame, 1882). Les célébrations tenues à Aix-la-Chapelle en 2014 pour le 1200ème anniversaire de sa disparition témoignent encore de la reconnaissance accordée par nos contemporains à l’œuvre politique et culturelle du souverain carolingien1.
 

Stéphane Allavena
Conservateur du patrimoine
Mission de récolement

 

Pour en savoir plus

EGINHARD. Vie de Charlemagne (Traduit du latin par A. Teulet et R. Fougères). Clermont-Ferrand, Paleo, 2000.
FAVIER, Jean. Charlemagne. Paris, Tallandier, 2013.
LE QUERE, François. La Sainte Tunique d’Argenteuil : histoire et l’examen de l’authentique tunique sans couture de Jésus-Christ. Paris, F. X. de Guibert, 2000.
SANCHEZ, Pierre ; SEYDOUX, Xavier. Les catalogues des salons. Dijon, L’échelle de Jacob, 2001, tomes 3, 4, 5, 6, 7, 8.
Archives nationales. F/ 21/17. Dossier n° 49.
Archives nationales. F/21/ 418. Dossier n°7.

 

1 Entre le 20 juin et le 21 septembre 2014, trois expositions (« Lieux de pouvoir », « L’art sous Charlemagne » et « Trésors perdus ») ont été consacrées, à Aix-la-Chapelle, à l’histoire de Charlemagne. La première s’est tenue à l’hôtel-de-ville (salle du couronnement), la seconde au centre Charlemagne, la dernière dans la salle du trésor de la cathédrale. 

Notes relatives aux visuels 

Détail de l'empereur et sa fille :
Selon le livret du Salon, les traits du visage de Charlemagne s’inspireraient d’un portrait en mosaïque exécuté sous le pontificat de Léon III (795-816) à l’église Saint-Jean-de-Latran de Rome. Le souverain carolingien arbore les symboles traditionnels de l’empire : la couronne, le sceptre et l’épée (portée par une jeune fille placée à ses côtés). Si la couronne ne semble correspondre à aucun modèle précis, le sceptre s’inspire directement du sceptre de Charles V, conservé au Louvre. Le pommeau de l’épée s’apparente quant à lui à Joyeuse, l’épée de l’empereur, également conservée au Louvre et probablement forgée au XIIIe siècle.

Détail des Spectateurs et curieux : 
Comme dans les grandes fresques italiennes de la Renaissance, une multitude de curieux assiste à la scène. Sur le côté gauche, la description de la foule est prétexte à une représentation des âges de la vie : l’enfant, deux adultes et un vieillard aveugle.

Dernière mise à jour le 21 avril 2021