GIL HEITOR CORTESÃO - The Crossing

Exposition
Arts plastiques
Galerie Suzanne Tarasiève Paris 03
 2019 - Huiles sur plexiglas

Solvitur ambulando

 

Dans une des œuvres de l’exposition The Crossing / La Traversée, nous voyons un personnage dans quelque chose qui ressemble à une allée de jardin. Le même personnage figure sur la couverture des éditions allemandes et italiennes des Anneaux de Saturne, notamment. Ce promeneur solitaire nous tourne le dos. Il s’agit en fait de l’écrivain W.G. Sebald, qui aimait prendre des photos, toujours avec une focale de 35mm et l’appareil en mode automatique, et s’en servir pour illustrer ses livres.

 

J’ai suivi la genèse de cette peinture, que l’artiste a commencée, je crois, dans sa maison d’Arrouquelas, au centre du Portugal. Gil Heitor Cortesão m’a envoyé alors une photo où le personnage isolé, dont j’ignorais l’identité, était peint sur plexiglas en train de marcher sur une pelouse, sans rien autour.

 

À l’époque, je lui ai écrit un message où je faisais un rapprochement avec Lenz, le poète dont Georg Büchner raconte qu’il ne ressentait aucune fatigue après avoir cheminé longuement, mais trouvait désagréable de « ne pas pouvoir marcher sur la tête ». Gil a répondu par une photo du même personnage s’aidant d’une canne pour marcher sur l’eau, apparemment. L’effet d’optique ne lui conférait pas seulement des pouvoirs miraculeux, mais aussi une existence propre.

 

L’échange de messages s’est poursuivi pendant plusieurs jours d’octobre 2019. Quand j’ai évoqué les Rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau (1782), Gil Heitor Cortesão a cité l’adage latin Solvitur ambulando (« c’est en marchant qu’on trouve la solution »), repris par bien des écrivains voyageurs, depuis Henry David Thoreau jusqu’à Bruce Chatwin en passant par Aleister Crowley.

 

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Dans La Traversée, il est surtout question de l’élément eau. Des thèmes récurrents jalonnent le parcours de l’artiste : les catastrophes naturelles (inondations, tempêtes), les piscines associées le plus souvent à l’architecture moderniste, les chorégraphies hollywoodiennes interprétées par Esther Williams dans La Première Sirène ou composées par Busby Berkeley, les naufrages, la navigation et les plongeons synchronisés. Ses peintures elles-mêmes semblent se liquéfier ou passer à l’état fantomatique. Dans Stella marina (2019), le ballet aquatique se fond dans son environnement telle une traînée de flammèches. On songe au tableau Le Feu follet (1862) d’Arnold Böcklin, où la flamme fugitive guide un voyageur qui descend une pente dans la forêt au crépuscule.

 

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Lighthouse / Le Phare (2019) représente une maison remplissant la fonction que lui assigne le titre. L’éclairage intérieur qui accentue ses contours sans rien laisser voir d’autre et l’effet de scène nocturne contribuent à suggérer une réinterprétation d’œuvres d’Edward Hopper telles que Fenêtres, la nuit (1928), Chambres pour touristes (1945) ou L’Escalier (1949), sans oublier les multiples images de phares. Le Phare de Gil Heitor Cortesão fait partie d’une série de « peintures en négatif », termes que j’emploie pour souligner le lien avec la photographie.

 

Ces œuvres, constituées d’une superposition de couches où interviennent des jeux de reflets, mettent en évidence la veine ténébriste de l’artiste, qui s’inscrit dans une tradition de noirceur alchimique où l’on retrouve Francisco Goya, Sigmar Polke et aussi Odilon Redon, à qui l’on doit Le ballon comme un œil, se dirige vers l’infini (1882) dont La Traversée inclut plusieurs variantes : Lunaria (2019), Nautilus (2018) et L’Ascension en ballon où l’aérostat fait penser à une graine emportée par le vent ou à une vulve improbable.

 

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Sunyata. Deux cercles des lumières : La Traversée n°3 et La Traversée n°5. La sphère parfaite. L’expérience collective de la vacuité. « Notre tâche la plus urgente est de rentrer chez nous pour trouver le bien-être dans la paix de la vacuité ultime. » (Hogen Yamahata, « Des feuilles qui tombent, un bourgeon qui pousse »)

 

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Et il y a une peinture qui nous rappelle, encore une fois, la décision prise par Gil Heitor Cortesão de répéter à plusieurs reprises un geste par lequel il va chahuter une image. Le désir de bousculer la représentation, qui se concrétise après ces giclures, semble obéir à un critère esthétique, comme si l’artiste voulait malmener la composition afin d’engendrer une sorte de tension détermitante pour éviter une certaine stérilité formaliste.

 

L’opposition de la « peinture réaliste » aux éclaboussures précédentes, perturbant la lecture de l’image issue d’une photographie, s’observe dans une des œuvres récentes de l’exposition : Deep End / Le Grand Bain (2019). S’il est possible d’y voir une allusion au sperme, cette réaction extrêmement immédiate laisse une impression assez peu convaincante pour inciter à chercher ailleurs une meilleure réponse.

 

Une aide nous vient des propos de Francis Bacon concernant la seconde version de son Jet d’eau (1988), lors d’un déjeuner chez Le Duc à Paris, suivi d’une tournée des bars du quartier. Voici ce qu’il dit à Michael Peppiatt, à un moment où il est vraiment soûl : « Je me fiche de tout. Je ne crois à rien. Nada. Il n’y a que mes dons magnifiques et la beauté magnifique de la vie. Là. Il n’y a rien d’autre. Je crois que je viens de peindre le meilleur tableau que j’aie jamais fait. J’ai toujours pensé que ce serait merveilleux de concentrer la mer tout entière dans une seule image. Ainsi, on regarde dans cette espèce de boîte et on a toute la mer. Je voulais faire une vague et elle s’est transformée en un simple jet d’eau. Ce n’est rien, juste un peu d’eau, mais il a coulé sur toute la surface, voyez-vous, il y a quelque chose de très mystérieux[1]. »

 

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Il y a un mystère insondable dans la peinture. Cette énigme la fait résister au passage du temps. C’est pourquoi on peut barbouiller un tableau en invoquant ce qui n’appartient qu’à lui. Car la vie intérieure des images, propre à cette discipline, commence ici, dans cette séditieuse effusion de peinture sur une surface. Contrairement à ce qui est écrit sur le plexiglas, « ne pas plonger », nous sommes bel et bien obligés d’aller tout au fond pour découvrir ce « rien » dont parle Francis Bacon. De là, nous pouvons ensuite remonter à la surface à condition de ne pas regarder en arrière. Et voilà que, dans une peinture à l’huile, nous découvrons un océan, une goutte de rosée, l’écume d’une vague qui se brise sur un rocher, nous-mêmes dans la mer.

 

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Les œuvres de Gil Heitor Cortesão ont cette capacité de faire vagabonder, parcourir diverses strates d’histoire de l’art, de littérature et de réalité. Ici, tout est illusion. Le rapport entre nature et architecture, peinture et photographie, réel et imaginaire, tout cela a sa place dans la lecture de l’œuvre. Une image s’impose finalement : celle d’un arbre que l’on voit dans le polyptique Casa do alto, mis en valeur par un paysage de terre aride. Notre tâche urgente est de rentrer chez nous. Nous avons beaucoup marché pour y parvenir. Cet arbre, un pin à pignons, est cette demeure où nous revenons toujours, par-delà les rudesses de la nature. Ce lieu a un nom : peinture.

 

Óscar Faria

(Traduction de Jeanne Bouniort)

 

 

 

[1] Michael Peppiatt, Francis Bacon, anatomie d’une énigme, traduit de l’anglais par Jeanne Bouniort, 2019, p. 324.

Adresse

Galerie Suzanne Tarasiève 7, rue Pastourelle 75003 Paris 03 France
Dernière mise à jour le 3 juillet 2020