Fantômes dans la machine

Exposition
Arts plastiques
Les coopérateurs Limoges

L’exposition estivale « Fantômes dans la machine » reprend en l’actualisant un thème développé en 2012 au New Museum de New York : les relations entre humains, machines et art (1).
Il s’agit de présenter des ensembles exceptionnels d’oeuvres d’artistes considérés comme « historiques », tels Thomas Bayrle et Konrad Klapheck, par exemple, mais également de montrer les oeuvres très variées de plus de trente artistes internationaux confirmés, d’autres plus jeunes, complétées par des projections de films et vidéos, précisément choisies dans les collections du FRAC et de l’Artothèque du Limousin.
« Fantômes dans la machine » s’organise à partir de trois chapitres de la Vie Illustrée de Marcel Duchamp. Cette série de douze dessins fut réalisée par André Raffray de 1975 à 1977, puis reprise en deux temps par Gabriele di Matteo (1957, Milan), d’abord sous forme de tableaux à l’huile en 1993, puis de scanachromes rehaussés à l’huile en 2002. Ces trois oeuvres de Gabriele Di Matteo actualisent trois moments anecdotiques de la vie de Marcel Duchamp et s’intéressent précisément à sa postérité (2).

Le premier montre le jeune Marcel devant la vitrine du magasin Gamelin à Rouen en 1913.
Le spectacle de la broyeuse de chocolat lui inspira l’un des éléments de « La Mariée mise à nu par ses célibataires, même », appelé également « Le Grand Verre », premier grand oeuvre de l’artiste sur lequel il travailla de 1915 à 1923. Cette vision de jeunesse devient le déclencheur de l’oeuvre à venir et sert ici d’introduction à l’exposition, au sens où la fascination pour la machine est un motif présent chez de nombreux artistes.
En regard de cette image, une oeuvre ancienne et intimiste de Didier Marcel (1961, Dijon), sans titre (1993), reprend le motif de la mythique broyeuse et lui redonne une nouvelle fraîcheur. La présentation des trois rondelles de citron sur un plateau de formica juché sur un pied chromé montre le soin que Marcel accorde à la scénographie comme composante à part entière de la sculpture.
A côté, deux grands dessins en partie (re)produits par le petit robot conçu par Fabrice Cotinat (1968, Châteauroux), « Confusion », présentent les tracés effectués par la machine sur un grand papier d’architecte où était imprimé deux dessins matrices puisés dans l’art contemporain (Bruce Nauman et Sol Lewitt). Ici, l’interprétation limitée du dessin est entièrement déléguée à la machine, errements et digressions compris.
La première salle de l’exposition présente un grand tableau récent de Laurent Proux (1980, Paris), où l’on s’aperçoit que l’évolution récente de la démarche du jeune artiste s’oriente vers le collage peint. Ici, l’arrière-plan sombre du tableau décrit une sombre machine d’impression d’où émerge un long morceau de tissu ou lai de papier peint vivement coloré. En bas du tableau, à la façon d’un cartouche, l’artiste a peint une grille de mots croisés trouvée dans un journal gratuit.
A l’avant de ce grand tableau, une sculpture de Richard Monnier (1951, Grenoble) semble vouloir montrer l’intérieur d’un dé, au moins toutes les lignes qui réunissent les points noirs des six faces, avec des moyens très simples, ballons de hand-ball découpés et fers à béton.
En face, une sculpture sonore récente de Laurent Terras (1971, Sérilhac), « Sans fuite », ressemble à un chef-d’oeuvre de plombier mélomane. Un circuit de tuyaux en cuivre fait circuler un liquide à travers des bottes et des bidons, en ménageant deux moments d’accélération qui font vibrer l’ensemble (le double effet Venturi du titre). Autour de cette fontaine musicale, un ensemble de dessins légendés montre l’importance pour l’artiste des jeux de langage dans ses projets de sculptures.
La seconde travée est placée sous le signe d’un autre épisode de la vie de Duchamp. L’artiste accueille un visiteur au Concours Lépine de 1935. Il y tient le stand n° 147, entre celui d’un inventeur de machines à compresser et incinérer les ordures et celui d’un inventeur d’épluche-légumes moderne. Il y présente une invention dont il est l’auteur, les Rotorelief, des disques de papier imprimés de formes et de lignes colorées qui, par rotation sur phonographe, permettent de donner l’illusion du relief et/ou de la profondeur. On sait que cette présentation au Concours Lépine fut un échec commercial pour Duchamp. L’influence de son invention se manifesta beaucoup plus tard, au début des années 60, notamment auprès d’Yves Klein et de Jean Tinguely.
C’est la question de l’artiste comme inventeur qui est ici posée, et autour de cette question, de la protection du droit d’auteur. A ce sujet, on recommandera la lecture d’un ouvrage de Didier Semin, « L’artiste et son modèle déposé » qui remet en perspective l’art conceptuel au sein de l’histoire des dépôts de brevets par des artistes (Yves Klein, Jean, Tinguely, Hubert Duprat,…).
Le tondo rotatif élaboré par David Renaud (1965, Paris) est certainement un prolongement du Rotorelief, dans une version au sol très troublante où la technique de peinture « spaghetti » est redoublée par le mouvement giratoire. On peut également déceler dans les oeuvres de Blair Thurman (1961, New York) une incidence comparable en terme d’efficacité visuelle.
Dans l’autre partie de la salle, une oeuvre ancienne de Joan Rabascall (1935, Paris) emblématise les recherches de l’artiste. Ici, il a fait tirer sur toile et tendre sur châssis la reproduction photographique d’une image publicitaire très contrastée. Le slogan original mettait en avant la haute fidélité de la reproduction sonore. En étirant le message dans le temps, la version qu’en donne l’artiste suggère plutôt la dépendance à la télévision et aux mass-médias.
Deux sculptures du jeune Grégoire Bergeret (1980, Bruxelles) sont également présentées. L’une est un assemblage d’agrumes calcinés. D’un noir très profond, la sculpture permet d’identifier les formes originales dont s’est servi l’artiste pour cet assemblage carboné. L’autre sculpture est un socle vitrine assez bas contenant un moteur. Dans la partie horizontale supérieure, on aperçoit une forme biomorphique qui tourne sur elle-même et fait évoluer dans le périmètre limité une bande de film de 24 images. La vitesse de défilement d’une seconde de film est ici matérialisée et soumise à rude épreuve, la bande de celluloïd s’use inexorablement, dans son défilement-même.
La troisième travée présente une vidéoprojection sonore de grand format de Bertrand Lamarche (1966, Paris). Intitulée « Autobrouillard », cette séquence montre un paysage urbain nocturne depuis un surplomb. Avec une maquette de belles dimensions, Lamarche a reconstitué le quartier de la gare de Nancy qu’il imagine climatiquement autonome, fabricant son propre brouillard. Le grand format de projection et le volume de la bande son contribuent à nous immerger dans cette ville artificielle.
En vis-à-vis, une maquette animée de Miguel Palma (1964, Lisbonne) propose de recycler un avion usagé en sculpture pour hall d’aéroport, pour distraire les voyageurs en attente. Un circuit vidéo intégré à la sculpture permet de croiser les perspectives et les sensations.
Dans la première grande salle blanche, une sculpture récente de Chloé Piot (1986, Leipzig) nous toise sur son socle. L’artiste a fabriqué une forme avec des centaines de crayons publicitaires collés entre eux à la verticale. Cette forme repose sur quelques pointes de mines de plomb à hauteur d’oeil et, de façon presque tautologique, évoque l’impression 3D.
Un très bel ensemble de lithographies de Konrad Klapheck datant des années 80/90 est présenté. Chaque oeuvre accentue la présence menaçante d’un objet par une composition parfaitement maitrisée et une gamme colorée harmonieuse. Klapheck, influencé par Max Ernst et René Magritte, a réalisé sa première peinture d’une machine à écrire dans un style hyperréaliste en 1955. Jusqu’à la fin des années 90, ses peintures, dessins et oeuvres imprimées décrivent obsessionnellement les mêmes objets : machine à écrire, caisse enregistreuse, machine à coudre, embauchoir, bicyclette, pommeau de douche… Récemment, depuis le début des années 2000, des personnages ont fait leur apparition dans ses oeuvres.
Une vidéo en boucle de Laurent Chambert (1967, Paris) est présentée sur un écran plat. Un mouvement perpétuel (perpetuum mobile) autour d’un axe vertical fait défiler des profils humains identiques, comme les pages d’un livre infini.
Dans l’autre partie de la salle, un ensemble très représentatif de sérigraphies de Thomas Bayrle (1937, Francfort) est présenté. Travaillées à partir d’une même image multipliée, ici des factures et autres bordereaux administratifs, l’artiste fait émerger de nouvelles images, des portraits d’anonymes. Les « Superimages » que réalise Bayrle depuis le début des années 60 peuvent parfois se développer en volume et sous formes de films réalisés avec des étudiants. Son oeuvre forme une synthèse européenne entre le Pop Art et l’art optique, ce qui lui vaut aujourd’hui une reconnaissance internationale.
Deux collages de Madeleine Berkhemer (1973, Rotterdam) de la série « Natural Science » combinent habilement corps féminin et éléments scientifiques, dans une approche sensuelle et érotisée.
La petite salle près de l’escalier montre une série de photographies réalisées en 1993 par l’artiste anglais Steven Pippin (1960, Londres). Les toilettes d’un train reliant Brighton à Londres ont été transformées en appareil photo. Ces trois tirages et une vidéo projetée dans la salle adjacente documentent l’expérience. Pippin a également transformé les machines à laver d’une laverie automatique en appareils photo, et la galerie des Coopérateurs en monumental sténopé en 1995, lors de son exposition personnelle.
En face, une oeuvre vidéo récente de Benoît Broisat (1980, Paris) se présente sous la forme d’un écran plat au pied duquel est disposée une caisse en bois. Celle-ci contient une maquette et une caméra qui filme et retransmet l’image de ce lieu réduit (ici le fameux « bureau ovale »). Par un travail de reconstitution minutieuse en trois dimensions à partir d’une image de presse, l’artiste sonde la véracité des images électroniques.
De part et d’autre de l’entrée à la salle de projection de vidéos, deux séries photographiques de Roman Signer (1938, Appenzel) résument deux séquences tirées d’un film super 8. Sur l’une, on aperçoit l’artiste, au milieu d’un torrent, qui esquive une table en bois flottant sur quatre bidons ; sur l’autre, l’inexorable immersion du radeau de fortune.
Dans la petite salle de projection, deux programmes de films sont présentés en alternance.
On y retrouve certians artistes présents par d’autres oeuvres dans l’exposition (Bayrle, Pippin, Bergeret) mais également des vidéos de Christian Marclay, Véronique Rizzo, Jean Sabrier, et Julien Crépieux.
Plus loin, une série photographique réalisée en 2008 par Guillaume Viaud (1983, Paris) retrace une marche dans le célèbre jardin de Claude Monet à Giverny. Près de la séquence vivement colorée, on note la présence d’un cube recouvert de miroirs et équipé de sangles. C’est un sac à dos que l’artiste transporte lors de sa promenade dans le jardin et qui, au sein de chaque image, crée un trou sombre, ou un carré de lumière, ou une série d’images diffractées. Il s’agit bien ici de refaire, pas à pas, l’expérience physique et visuelle de la promenade.
En face, une série de rhodoïds travaillés à l’encre lithographique par Vincent Fortemps (1967, Fillois) permet de renouer avec les techniques de la pellicule peinte (et grattée) des débuts du cinéma expérimental. Basée sur une chanson de Bonnie (Prince) Billy, cette séquence de six images scindées en deux, par l’horizon, ou par deux cadrages superposés, frappe surtout par la finesse des contrastes lumineux.
Entre ces deux séquences d’images, une oeuvre ancienne de Michel François (1956, Bruxelles) fait émerger des questions essentielles de la sculpture (équilibre, poids, matériaux, mais aussi production en série) sous des airs faussement innocents.
La dernière salle présente le troisième épisode de la vie de Marcel Duchamp, celui où l’artiste répare Le Grand Verre, son chef-d’oeuvre endommagé dans un transport en 1936. Il est question ici de la capacité de l’artiste à s’adapter aux circonstances, de son ouverture d’esprit aux phénomènes du hasard, aux accidents.
Au sol, un très long rail permet de faire circuler deux chariots métalliques sur lesquels roulent deux boules brunes, dans un incessant aller/retour. Intitulée « Le lièvre », cette sculpture motorisée de Valère Costes (1974, Dijon) est exemplaire du travail de l’artiste, souvent préoccupé par le mouvement (à vide) de moteurs qui agitent des éléments mécaniques et autres fragments de nature artificiels. Ses oeuvres ont été comparées à des machines célibataires.
Les murs latéraux de la salle présentent deux oeuvres très colorées. L’une est un poster de démonstration produit par l’américain Kelley Walker (1969, New York). Une ancienne image publicitaire en noir et blanc a été manipulée à l’aide d’un logiciel pour devenir le support d’un message plastique très différent (la bande jaune du titre signale la nouvelle hiérarchie de la composition) qui peut être décliné sur différents supports, agrandi ou réduit selon le bon vouloir de son propriétaire.
En face, un ensemble de magazines perforés par le jeune Pierre Paulin (1982, Paris). Réalisées pendant des voyages en train, à partir d’une matière première trouvée à la gare, ces trouées dans l’espace publicitaire des magazines fabriquent des cibles colorées hypnotiques.
Tout près, une oeuvre graphique du sculpteur Rolf Julius (1939-2011, Berlin) montre son intérêt pour la technologie dans son application la plus simple. Ici, des hallos de pigment noir obtenus par contact et des mots évocateurs de la musique sont tirés sur un papier précieux avec une imprimante laser.
Enfin, un ensemble d’oeuvres diverses de Rainier Lericolais (1970, Paris) témoigne de sa quête permanente de sérendipité : enregistrer des signaux lumineux invisibles pour l’oeil humain, dessiner avec des outils obsolètes, aquareller un tirage laser, autant de tentatives vouées d’avance à l’échec, en quelque sorte, mais où les accidents peuvent générer des trouvailles inédites.
Sous les auspices de trois illustrations de la vie de Marcel Duchamp où fascination pour la machine, invention et sérendipité démontrent l’évolution de la pensée de l’artiste ingénieur, un large éventail de « machines célibataires », d’inventions optiques et d’expériences technologiques très contemporaines se déploie dans l’exposition. Toutes ces oeuvres montrent les évolutions du mythe de la machine à notre époque post-industrielle.
Yannick Miloux, mai 2015

Notes :
(1) L’exposition « Ghosts in the Machine » au New Museum de New York, conçue par Massimiliano Gioni et Gary Carrion-Murayari, rassembla plus de soixante-dix artistes internationaux autour des relations constamment changeantes entre les humains, les machines et l’art. Le catalogue édité à l’occasion est remarquable. Il réunit des oeuvres qui retracent le trajet complexe qui va du mécanique à l’optique et au virtuel, en examinant les façons dont les humains ont projeté des comportements anthropomorphiques sur les machines et comment les machines sont devenues de plus en plus humaines. Il contient également une anthologie de textes historiques reproduits en fac-simile (J.G. Ballard, Michel Carrouges, Umberto Eco, Marshall McLuhan) et des textes des artistes participants.
(2) La rubrique Wikipedia consacrée à Marcel Duchamp confirme l’influence considérable de l’artiste : « Il est considéré comme le précurseur et l’initiateur de certains aspects les plus radicaux de l’art au XXè siècle. Les protagonistes de l’art minimal, de l’art conceptuel et de l’art corporel (body art) … témoignent de l’influence de l’oeuvre de MD… Il aurait été également l’inspirateur de plusieurs courants artistiques comme le Pop Art, le néodadaïsme, l’Op Art et le cinétisme ».

Tarifs :

Tarif plein : 1,50€ / Tarif réduit : 0,70€ Entrée gratuite pour les adhérents à l’Association des Amis du FRAC-Artothèque du Limousin, les chômeurs, journalistes, étudiants, scolaires…

Complément d'information

> Les rendez-vous de l’exposition :
> Journées Européennes du Patrimoine: samedi 19 et dimanche 20 septembre 2015
Ouvert de 14h à 18h - entrée gratuite - 16h visite commentée
> Lecture de l’exposition : Jeudi 8 octobre 2015 par Laurent Terras, artiste
entrée libre - de 18h30 à 19h30
> Dernier jour ! samedi 31 octobre 2015 - entrée gratuite
16h visite commentée par Yannick Miloux, directeur artistique du FRAC-Artothèque du Limousin

Autres artistes présentés

Thomas Bayrle, Grégoire Bergeret, Madeleine Berkhemer, Benoît Broisat, Laurent Chambert, Valère Costes, Fabrice Cotinat, Julien Crépieux, François Curlet, Gabriele Di Matteo, Vincent Fortemps, Michel François, Rolf Julius, Konrad Klapheck, Bertrand Lamarche, Rainier Lericolais, Didier Marcel, Christian Marclay, Richard Monnier, Miguel Palma, Pierre Paulin, Chloé Piot, Steven Pippin, Laurent Proux, Joan Rabascall, Delphine Reist, David Renaud, Véronique Rizzo, Jean Sabrier, Roman Signer, Laurent Terras, Blair Thurman, Guillaume Viaud, Kelley Walker.

Horaires

Horaires : de mardi à samedi de 14h à 18h. Fermé : les dimanches, lundis & jours fériés Visites commentées sur rendez-vous au 05 55 45 18 20

Adresse

Les coopérateurs Impasse des Charentes 87100 Limoges France

Comment s'y rendre

Le FRAC-Artothèque du Limousin se trouve dans Limoges, à 5 mn à pied des places Denis-Dussoubs et Carnot, et du Centre Saint-Martial. Bus n°1 , arrêt « Rectorat ». Le FRAC-Artothèque du Limousin dispose d’un accès pour les personnes handicapées.
Dernière mise à jour le 13 octobre 2022