Entretien avec Florence Lazar

1% artistique du collège Aimé Césaire dans le 18e arrondissement de Paris, 2010

Le collège Aimé Césaire a été inauguré en 2010, deux ans après la mort de l’homme politique, poète et écrivain, chantre de la négritude. Le choix de vous focaliser sur les combats de celui dont le collège porte le nom a-t-il été immédiat ?

Oui, cela me paraissait évident même si le cahier des charges de l’appel d’offres, lancé en 2009, spécifiait juste que l’artiste devait travailler dans un mode participatif et collectif avec les enseignants et les collégiens, sans thématique particulière. J’ai vite décidé de reprendre le dispositif photographique expérimenté dans ma série « Socialisme ou barbarie » qui mettait en scène la relation entre les archives et les corps. Cette fois-ci en allant chercher du côté des archives liées à la pensée d’Aimé Césaire. J’avais expliqué qu’il me fallait deux ou trois ans pour réaliser le projet car il demandait beaucoup de recherches, d’organisation et de ressources humaines, et cela a été accepté.

Florence Lazar, L’étudiant noir, journal de l’association des étudiants martiniquais en France, n°1, mars 1935, présenté par David Die, juin 2015

Florence Lazar, L’étudiant noir, journal de l’association des étudiants martiniquais en France, n°1, mars 1935, présenté par David Die, juin 2015, tirage pigmentaire jet d’encre 77 x 55 cm, commande de la Ville de Paris au titre du 1 % artistique du collège Aimé-Césaire, Paris, Fonds municipal d’art contemporain de la Ville de Paris. 

Comment avez-vous entamé ce travail de transmission et de mémoire de l’histoire de la décolonisation ?

J’ai d’abord procédé à un repérage des lieux qui pouvaient m’intéresser : la Bibliothèque de Documentation Internationale et Contemporaine (BDIC), les Archives départementales de la Seine-Saint-Denis – dans lesquelles j’ai découvert le fonds de Daniel Guérin, un intellectuel théoricien du communisme libertaire très lié à Aimé Césaire –, le musée du quai Branly, la Bibliothèque Nationale de France (BNF) et la maison d’édition et librairie Présence Africaine. Puis j’ai travaillé dans la classe d’une professeure de français tout au long d’une année scolaire, en présentant mes films, nous avons interrogé la question de l’image, de la photographie. Cela m’a permis de me familiariser avec le contexte et les élèves. Je pensais que nous continuerions à travailler l’année suivante mais elle a refusé. Un nouveau principal est arrivé, indifférent au projet, comme d’ailleurs l’ensemble du corps enseignant. Il y avait un trouble au niveau pédagogique car, à leurs yeux, j’allais au-delà de mon travail artistique et formel. De plus, ils considéraient que ce projet leur était imposé. Ce genre de démarche devrait intégrer l’équipe éducative dès le départ, au moment de la rédaction du cahier des charges. Il aurait aussi fallu que la Ville de Paris et l’Éducation Nationale nomment un médiateur pour mener un travail de médiation en amont puis de relais pour faciliter sa mise en œuvre.

Comment êtes-vous parvenue à dénouer la situation ?

Une professeure de Segpa (section d'enseignement général et professionnel adapté) a adhéré à mon projet et j’ai pu suivre sa classe qui regroupe les élèves les plus en difficulté. Lors d’ateliers, j’ai mené un travail d’introduction au parcours et aux combats d’Aimé Césaire, puis j’ai essayé de mettre en relation l’histoire familiale des élèves et la question des archives. J’ai invité des intervenants, notamment l’artiste Kapwani Kiwanga qui était alors exposée au Jeu de Paume. Il y a eu des échanges très riches entre elle et les collégiens autour de la Charte du Mandé au XIIIe siècle au Mali, l’une des plus anciennes constitutions au monde même si elle n’existe que sous forme orale. C’est aussi à ce moment que j’ai commencé à travailler sur la question de la représentation de la cartographie en fonction des points de vue subjectifs. Je les ai emmenés à la BNF, où ils ont rencontré Jean-Yves Sarazin, directeur du département des Cartes et Plans, qui leur a montré des cartes originales. À la suite de cette visite, une sélection de cartes issues de la BNF ont été imprimées puis présentées par les élèves qui le souhaitaient lors d’une séance de prises de vues photographiques au collège.

Un professeur d’anglais et la bibliothécaire de l’établissement ont également soutenu mon projet. J’ai fini par composer des petits groupes de cinq ou six collégiens volontaires avec qui j’ai organisé des sorties aux archives pendant les vacances scolaires. Leur faire découvrir des lieux qui ne leur étaient pas dédiés était pour moi une manière de décloisonner le savoir. Les archivistes m’ont beaucoup aidée. Ils leur ont expliqué les documents, le contexte historique de production, les convictions des différents personnages et les correspondances avec les courants politiques et intellectuels. Au musée du quai Branly, Sarah Frioux-Salgas nous a dévoilé de très belles lettres, notamment le premier jet manuscrit du discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire. Je trouvais intéressant que les collégiens se retrouvent face à ces traces. L’idée était de constituer différents fragments temporels de récits. Ce processus interroge un rapport à la transmission, à la construction d'un point de vue, à travers la matérialisation de l'Histoire par des documents d’archives. Il interroge également le décloisonnement des lieux du savoir.

J’ai également emmené les Segpa chez l’éditeur et libraire Présence Africaine, qui a publié tous les penseurs au cœur des débats de la décolonisation. Ils ont rencontré sa directrice, Christiane Yandé Diop, qui avait alors 90 ans, et a fait le lien entre eux et les acteurs de cette histoire : Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, etc. Elle leur a montré l’affiche originale du Premier Congrès des écrivains et artistes noirs, signée par plusieurs participants, qui a eu lieu à Paris en 1956 à l'initiative de son mari Alioune Diop, et qui reste un évènement incontournable de l’histoire internationale des mouvements intellectuels noirs du vingtième siècle.

Florence Lazar numéros de la revue Black Orpheus (1957-1975) présentés par Cherif Sila dans les archives du musée du Quai-Branly-Jacques Chirac, avril 2015

Florence Lazar numéros de la revue Black Orpheus (1957-1975) présentés par Cherif Sila dans les archives du musée du Quai-Branly-Jacques Chirac, avril 2015, tirage pigmentaire jet d'encre, 77 x 55cm, commande de la ville de Paris au titre du 1% artistique du collège Aimé-Césaire, Paris, Fonds municipal de la Ville de Paris.

Comment avez-vous mis ces images en scène ?

Lors des entrevues avec les archivistes, les élèves qui le souhaitaient étaient invités à me présenter les documents sélectionnés pour être photographiés. Des documents originaux entrés dans la mémoire collective et devenus pour certains emblématiques, comme par exemple la lettre d’Aimé Césaire à Maurice Thorez qui marque sa rupture avec le Parti communiste français, le numéro unique de la revue Légitime Défense dirigée par René Ménil et parue en 1932 en Martinique, des exemplaires très rares de la revue L’Étudiant noir créée par Aimé Césaire en 1935 à Paris, ou de la revue Tropiques créée en 1941 par Suzanne et Aimé Césaire en Martinique. Cette relation matérielle avec le témoignage historique et la mémoire de ces archives normalement réservées aux chercheurs a fait surgir beaucoup d’émotions au moment des séances photo. Elles ont participé à rompre la séparation imaginaire entre eux et l’Histoire. Ces images montrent comment la génération qui vient peut supporter un lourd héritage. L’inattendu créé entre un corps jeune qui manipule des fragments d’Histoire, qui a priori appartiennent au passé, fabrique une forme de promesse. À la BDIC des Invalides, nous avons découvert une bague de la Première Guerre mondiale fabriquée par un tirailleur sénégalais et offerte à l’infirmière qui le soigna. Je l’ai photographiée avec deux sœurs, en présence de leur mère. Cela raconte tous les liens qui peuvent se tisser, les gestes de passages. Dans ce dispositif, il y a aussi l’idée d’accéder par le toucher à la connaissance. On ne voit pas les visages des collégiens mais le contact de leurs mains avec l’archive qui devient presque la figure. Le seul dont on voie le visage est un jeune homme d’origine antillaise.

Ce rapport à l’Histoire caractérise votre pratique artistique depuis longtemps. Comment ce projet s’inscrit-il dans votre parcours ?

Cette question de la matérialité de l’Histoire qui m’intéresse permet de faire le lien avec mon travail précédent mais aussi présent et futur car je continue à travailler sur les Antilles. Pour moi, cette série offrait une réponse dans la construction d’une histoire commune à produire. J’ai été confrontée à la défiance de certains professeurs qui estimaient que nous fabriquions une histoire qui allait exclure un certain nombre de collégiens, sous-entendu les Blancs. Ils me reprochaient presque de travailler pour une communauté. Alors que pour moi c’est une vraie manière de remettre une histoire à sa place et d’interroger les points de vue « invisibilisés ». C’est une réponse à des questions épineuses, notamment celle de l’universalisme. Les archivistes ont raconté aux collégiens l’histoire de ces objets, ce sont des savoirs situés, précis, qui éclairent sur les rapports que nous entretenons avec notre histoire et qui ne sont pas interrogés au sein de l’enseignement secondaire. En France, on aime bien voir Aimé Césaire comme un grand poète, ce qu’il est, plutôt que comme quelqu’un qui a inscrit un changement de conscience sur le plan politique.

Ces images ne cherchent pas cerner la multitude des archives, elles provoquent plutôt un désir de connaissance. Pensez-vous que cela fonctionne au sein du collège maintenant que vous avez quitté les lieux ?

La plupart des 35 photographies sont exposées dans le couloir d’accès principal de l’établissement, ainsi que dans le couloir de l’administration et à la bibliothèque. Elles sont intégrées car le bois des encadrements ressemble à celui utilisé dans l’architecture du bâtiment. Au final je suis très contente de cette production qui a duré quatre années avec des moments forts et magiques. Les images vont s’inscrire durablement dans le collège et produiront certainement un effet de rémanence pour certains.

J’ai prévu des outils pour accompagner la série photographique : un dépliant qui fonctionne comme des cartels et permet de repérer les contenus des documents présentés par les élèves, un dossier pédagogique qui comporte de nombreux liens vers des textes emblématiques, des débats d’idées autour de la décolonisation, ainsi que des pistes de travail pédagogique à partir des images. À ce jour, ces outils n’ont pas été réappropriés par l’équipe enseignante. Pour l’heure, les images circulent grâce au journal de l’exposition du Jeu de Paume*. D’autres écoles s’empareront peut-être de ce projet... Une édition de cette série est également entrée dans la collection du Fonds municipal d’art contemporain (FMAC) de la Ville de Paris qui la fera exister.

*Florence Lazar, « Tu crois que la terre est chose morte… », exposition au Jeu de Paume du 12 février au 2 juin 2019.

Artiste
Dernière mise à jour le 21 décembre 2020