D'une main invisible

Exposition
Arts plastiques
Salle Principale Paris 19

D’une main invisible

 

Exposition collective du 20 mai au 25 juillet 2015

Vernissage le dimanche 17 mai 2015, de 14h à 18h55

 

Annie Vigier et Franck Apertet (les gens d'Uterpan)

Stéphane Barbier Bouvet

Patrick Bouchain

Anne Lacaton et Jean Philippe Vassal

Dominique Mathieu

Nils Holger Moormann

Matthieu Saladin

Lois Weinberger

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Notes d’une main invisible

par Émile Ouroumov*

Dans le panthéon du libéralisme économique, le philosophe Adam Smith occupe une place de choix, grâce notamment à ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). Une phrase, utilisée fortuitement par Smith dans cet ouvrage, est devenue le porte-étendard de la pensée ultralibérale, suite à une interprétation tendancieuse. À travers l’expression « main invisible », l’auteur évoque un mécanisme inconscient qui, malgré la divergence des intérêts individuels, contribue à la prospérité d’une nation en particulier :

En préférant le succès de l'industrie nationale à celui de l'industrie étrangère, [l’individu] ne pense qu'à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu'à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d'autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions [...] Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler.

L’expression métaphorique a été entendue par certains comme le principe d’un ordre quasiment surnaturel. Il permettrait une autorégulation du commerce qui coordonne et transcende l’intérêt personnel pour aboutir à une harmonie sociale, sans qu’aucune intrusion de principes moraux ne soit nécessaire. Ainsi, le capitalisme non-régulé se trouverait être une forme économique naturelle et infaillible, car même en cas de dérive, à travers cette « main invisible » ses principes fondamentaux viendraient spontanément ajuster le marché pour le plus grand bien de tous. Pour les adeptes de cette religion sans apocalypse, l’intelligence innée des marchés permet de surmonter les crises et de soutenir une croissance sans limites, par le fait qu’elle obéit à une logique incorruptible dont le seul paramètre est de favoriser le développement de ces mêmes marchés, sans autre considération.

Il est intéressant de penser, à l’aune du capitalisme global, le système dans lequel évolue l’art récent. Il est doté de sa propre économie des objets et des personnes, d’investisseurs privés et publics, de paramètres de croissance quantifiables. Les gains qu’il apporte peuvent être tout aussi financiers (produits des ventes d’œuvres) que politiques (véhiculer un discours). Les capitales culturelles mondiales capitalisent sur cette précieuse plus-value artistique, qui vient asseoir leur importance dans les échanges symboliques et monétaires ; comme tout secteur à haut retour sur investissement, il glisse de l’amateurisme et l’initiative individuelle, vers la professionnalisation et la gestion. À travers l’approche du « capitalisme affectif », intensément dérégulée et encourageant le travail précaire, la sphère dite « créative » s’est même constituée en exemple de négation des acquis sociaux, en vue d’une multiplication sans entrave des acteurs et des objets produits. Pourtant, le domaine des idées cohabite mal avec son indexation boursière, et même la « main invisible » de l’artiste qui opère la transsubstantiation d’objet en œuvre, peine à s’accommoder à la planification et à la production industrielle.

Cet état conflictuel a fait naître une pensée critique et des retraites stratégiques afin de sortir d’un champ encombré d’objets sans idées, pour privilégier les idées sans objets. Si la notion de « main invisible » s’applique à la présente exposition, c’est à rebours, dans un contre-sens productif. Il ne s’agit plus d’une intervention surnaturelle et omnisciente mais d’une économie de moyens affirmée et revendiquée. Cette main effectue les gestes, autant artistiques que civiques, d’un langage non-verbal qui exprime le désir de retenue, d’autonomie, de désobéissance, de refus. On pourrait parler d’une « grève des objets », à la fois au sens de mouvement social, mais aussi comme une grève au sens côtier : rivage sur lequel viennent s’échouer des indices, énoncés et résidus d’œuvres-passages à l’acte, spéculant sur le besoin et les conditions de leur matérialité.

Réduction d’activité (2015), la proposition de Matthieu Saladin, artiste, musicien et chercheur, nous fait entrer dans le vif du sujet avant même de pénétrer dans l’espace d’exposition, en conditionnant l’accès à celui-ci. Le protocole de l’œuvre modifie les horaires habituels d’ouverture au fil de l’exposition, en impliquant de fermer chaque jour la galerie cinq minutes plus tôt par rapport au jour précédent. Ainsi, à la fin de l’exposition, l’espace fermera en milieu d’après-midi plutôt qu’en soirée. Le fonctionnement de l’œuvre produit du réel plutôt qu’une métaphore : sur la durée, elle génère plus de 4000 minutes de temps libre. En une critique appliquée des rapports économiques entre art et société, elle dépense allègrement le capital-temps normé en le rendant disponible à l’usage de l’équipe de la galerie et des visiteurs, pour toute activité ou passivité qui conviendrait mieux à leur épanouissement professionnel ou personnel.

Ces instants de vacance franchis et une fois à l’intérieur, on est accueilli dans un espace « préparé », dans le sens où il contient des résidus de « Week-End », l’exposition précédente de la galerie. Il s’agissait d’une monographie de Stéphane Barbier-Bouvet, plasticien travaillant à la croisée de l’art et du design, qui présentait un ensemble de pièces : panneaux lumineux réduits à leur plus simple appareil et congédiés de leurs fonctions au service de la société d’information et de consommation, tables de pique-nique dont l’aspect standardisé est contrebalancé par la poésie vernaculaire des graffitis qui les couvrent, sacs poubelle de couleur voyante, finissant d’achever l’ambiance transitoire de la situation créée par l’artiste. La continuité du geste de l’artiste impose une « relâche » ; le statut vacillant de cette communauté d’objets désœuvrée n’est que renforcé par sa re-présentation à l’état résiduel.

De ces pâles reflets, on passe à la revendication de l’absence. Il Giornale di Milano, périodique fictif servant à présenter la participation de l’éditeur de mobilier Nils Holger Moormann au Salon du Meuble de Milan en 2008, met en avant l’absence de nouveautés sur son stand : Rien de nouveau chez Moormann ! En effet, l’éditeur privilégie une méthode de travail semi-industrielle en coopération avec des fabricants locaux, et poursuit une valorisation et un réexamen critique des formes simples et des acquis traditionnels. Communiquer autour de « rien » est un geste fidèle aux principes de décélération chers à Moormann, qui ne peut qu’entrer en rupture avec le mécanisme de nouveauté constante qui régit les foires d’art et de design.

D’une manière analogue, la démarche des architectes Lacaton & Vassal (Anne Lacaton & Jean-Philippe Vassal) va à l’encontre des projets imposants et déracinés de l’architecture internationale. En 1996, à l’occasion d’une série de commandes visant l’ « embellissement » de plusieurs places à Bordeaux, le duo étudie l’aménagement existant de la place Léon Aucoc, qui se révèle être un ensemble harmonieux, d’une beauté et authenticité manifestes. En fonction de ce constat, plutôt que de chercher un effet de mode, les architectes décident d’y intervenir d’une manière respectueuse et invisible, accompagnant et affirmant les qualités existantes : traiter les arbres, nettoyer plus régulièrement, refaire la grave du sol, modifier légèrement la circulation.

Toujours dans le domaine de l’architecture, Patrick Bouchain s’intéresse à l’utilité publique des projets de construction et pointe la place centrale de l’homme au sein de tout édifice. Sa proposition pour l’exposition se présente comme une série d’affichettes rappelant les bandeaux collés en oblique sur les affiches de spectacle ou de campagne politique. Les énoncés qui y figurent sont un partage de prises de position autour d’une architecture en résonance avec la sphère sociale, politiquement engagée et consciente de la notion de bien public. Leur traduction en arabe, langue de nombre d’immigrés français, crée ici un ancrage local concret et réfute l’adresse impersonnelle du bilinguisme anglais comme épiphénomène de la globalisation. La présence dans l’exposition de deux maquettes d’architecture nomade pour spectacles itinérants témoigne de la concrétisation de sa pensée dans le réel. D’une lisibilité formatrice, elles laissent apparaître une architecture de l’économie de moyens, en matériaux simples (charpente en bois et toile de chapiteau), soucieuse des savoir-faire existants.

On retrouve la volonté de ne pas contribuer au vocabulaire de gestes démesurés et encombrants dans la pratique de Dominique Mathieu, cette fois dans le champ du design d’objets. Il privilégie le réemploi intuitif d’objets peu coûteux, souvent de récupération. Pour La Chose (2015), il souhaite retrouver une utilité à un rebut de chantier soigneusement choisi, transformant « la chose » en question, un bloc de béton peu amène, en une étagère pour son usage personnel. Les photographies qui documentent ce déplacement pointent l’aspiration du « designer » à rendre ce geste appropriable par quiconque, invitant le visiteur à se constituer lui-même en « objecteur de croissance ».

Poursuivant la question de l’indésirable dans la société contemporaine, l’œuvre plastique de Lois Weinberger opère comme interface entre la nature et la sculpture, la vie et l’art, par l’utilisation de subtils moyens anarchiques. Ses propositions participent de son intérêt pour la simplicité des plantes rudérales : des plantes qui poussent spontanément dans les friches, les décombres le long des chemins, souvent à proximité de lieux habités par l'homme. L’ensemble ici présent donne un aperçu de divers aspects de sa pratique, que ce soit avec Wild Cube (1991/2015), cage en tiges d’acier accueillant et protégeant une végétation spontanée qui se développe à l’écart de toute intervention de l’homme, Garden (1997), minuscule jardin d’intérieur où des journaux servent de terreau aux plantes, Untitled (2009-), une entreprise quasiment naturaliste, cherchant à « immatriculer » les escargots de son jardin, ou encore Area External (1996), image d’une figure humaine aux prises avec la nature sauvage et celle domestiquée.

les gens d’Uterpan (Annie Vigier et Franck Apertet), duo dont le travail redéfinit le champ chorégraphique par l’analyse de ses conventions et de ses résonances avec les arts visuels, propose une réactivation de Méditation (2013), pièce introduisant un temps d’arrêt introspectif dans la continuité de l’expérience esthétique. L’œuvre consiste à méditer dans un espace d’exposition ouvert au public, les participants à cette activité étant des visiteurs préalablement informés du contenu du protocole de l’œuvre (accompagnés par les chorégraphes lors du vernissage ou par la galeriste pendant certains horaires de l’exposition). La passivité apparente et l’absence de gestes abritent une expérience intérieure, où les visiteurs-performeurs s’approprient le temps et l’espace de la galerie pour un usage personnel, en retrait, incorporant ainsi eux-mêmes les enjeux de l’exposition.

* Emile Ouroumov, est un critique d'art né en 1979  en Bulgarie.

Il a été l'assistant des curateurs Hans Ulrich Obrist pour la Serpentine Gallery, Odile Burluraux au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, de Pierre Bal-Blanc au CAC de Brétigny, de la galerie GB agency à Paris et assistant en conservation et médiation au MAMCO. Il a été curateur de nombreuses expositions à Paris, dont « Le Principe Galápagos » (Palais de Tokyo, Paris, 2013). Son champ de recherche et prospection actuel porte sur la porosité conflictuelle entre les fonctions d’artiste et de commissaire, les formats curatoriaux  instables, les rapports entre art, langage et paratexte accompagnant les expositions, dont notamment les écrits critiques et les communiqués de presse.

Horaires

17 mai de 14h à 18h55, 20 mai de 14h à 18h50, 21 mai de 14h à 18h45, 22 mai de 14h à 18h40, 23 mai de 11h à 18h35, 27 mai de 14h à 18h30, 28 mai de 14h à 18h25, 29 mai de 14h à 18h20, 30 mai de 11h à 18h15, 03 juin de 14h à 18h10, 04 juin de 14h à 18h05, 05 juin de 14h à 18h00, 06 juin de 11h à 17h55, 10 juin de 14h à 17h50, 11 juin de 14h à 17h45, 12 juin de 14h à 17h40, 13 juin de 11h à 17h35, 17 juin de 14h à 17h30, 18 juin de 14h à 17h25, 19 juin de 14h à 17h20, 20 juin de 11h à 17h15, 24-juin de 14h à 17h10, 25 juin de 14h à 17h05, 26 juin de 14h à 17h00, 27 juin de 11h à 16h55, 01 juillet de 14h à 16h50, 02 juillet de 14h à 16h45, 03 juillet de 14h à 16h40, 04 juillet de 11h à 16h35, 08 juillet de 14h à 16h30, 09 juillet de 14h à 16h25, 10 juillet de 14h à 16h20, 11 juillet de 14h à 16h15, 15 juillet de 14h à 16h10, 16 juillet de 14h à 16h05, 17 juillet de 14h à 16h00, 18 juillet de 11h à 15h55, 22 juillet de 14h à 15h50, 23 juillet de 14h à 15h45, 24 juillet de 14h à 15h 40, 25 juillet de 11h à 15h35


Adresse

Salle Principale 28 rue de Thionville 75019 Paris 19 France
Dernière mise à jour le 13 octobre 2022