COUVRIR LES FEUX

une exposition personnelle de Claire Fontaine
Exposition
Arts plastiques
Zoo, centre d'art contemporain Nantes
vue de l'exposition COUVRIR LES FEUX  de  Claire Fontaine, zoo galerie 2006

Claire Fontaine, dans sa première exposition personnelle en France, Couvrir les feux, à la Zoo galerie de Nantes, aborde sous plusieurs angles la question de l’état d’urgence récemment décrété, ainsi que la place des affects politiques aujourd’hui dans nos vies.

Les pièces baignent dans une lumière crépusculaire qui est à la fois celle des nuits de couvre-feu et à la fois celle des cauchemars qui nous hantent pendant la paix armée.

La phrase extraite du film de 1966 Made in USA de Godard, « Je n’ai pas de mots pour vous dire comme je hais la police », est écrite avec le feu d’un briquet tout le long du plafond et par son inactualité même elle court-circuite le présent et met en cause notre contexte actuel. Un néon bleu qui pulse nous annonce une fois L’éternité par les armes et une autre L’éternité par les larmes et se veut un hommage à Auguste Blanqui et à tous ceux et celles qui comme lui sont emprisonnés pour des raisons politiques. L’enseigne To Hell I Delve (Je m’enfonce en enfer), exposée une première fois à Zoo galerie sous le nom de James Thornill, connaît une troisième vie dans cette nouvelle présentation par Claire Fontaine. To Hell I Delve est un anagramme composé avec les lettres des mots « Hôtel de Ville » et fait allusion à « la vie secrète des lettres », notamment à celle qui conserve la mémoire du passé révolutionnaire de cette institution et de sa descente en enfer.

La vidéo en boucle A fire is a fire is not a fire se confronte aux questionnements toujours irrésolus des avant-gardes du vingtième siècle sur les limites de la représentation et de l’iconoclasme. La pièce de monnaie de vingt-cinq centimes de dollar transformée en couteau artisanal, indétectable par les portiques d’aéoroports, porte le nom ambigu d’ In God They Trust, et fait référence à la violence des échanges commerciaux et à leur pendant qu’est la violence terroriste.

Claire Fontaine est un groupuscule fait de groupuscules, depuis 2004 elle travaille selon une méthode collective. La production artistique est pour elle d’abord une affaire de participation, les artistes qui s’y adonnent sont les « assistants » d’une puissance impersonnelle qui est de l’ordre de l’intelligence supra-individuelle et anonyme. Elle part du présupposé que la singularité formelle des œuvres, signe autrefois de l’esprit d’un auteur particulier, a laissé la place aujourd’hui à une migration internationale des formes qui traverse tout le champ de l’art contemporain. D’après elle, nos subjectivités ont subi un destin analogue à celui des œuvres d’art: soumises au bombardement homogène de stimuli visuels et marchands de toutes sortes, mais appauvries en expériences concrètes, elles sont devenues des « singularités quelconques » (G.Agamben) et nous sommes tous des artistes ready-made.

 

Novembre 2005

Chère R,
je ne sais pas s’il y a eu des époques passées où les villes étaient brûlées non pas par les barbares mais par leurs propres habitants.
Mais je te rassure : il n’y a pas de feux ici, pas de voitures renversées, pas de vitrines brisées.
Et encore moins de barricades.
Rien de neuf.
Mis à part un silence très épais, terrible.
Personne ne dit rien au coin des rues et tous les gestes sont saturés par le mutisme.
Pourtant ce qui se tait n’est pas de la même nature que ce qui parle sans mots dans les restes carbonisés, dont le vent nous apporte l’odeur.
Ce qui ne se dit pas est une infamie.
L’infamie immémoriale de qui pense que les étrangers arrivent toujours les poches pleines de malheurs. Et aussi l’idée honteuse que la rébellion est une affaire d’émigrés. Qu’elle vient comme toute autre épidémie d’une frontière mal surveillée.
Les gens ne répètent qu’une seule chose, que ce qui se passe se passe ailleurs.
Dans un lieu lointain et inatteignable.
Par-delà le périphérique et les grands immeubles avec les toits couverts de lettres lumineuses.
Et par-delà les routes nationales où on oublie tout de la métropole.
Plus loin que la dernière gare de RER qu’on puisse imaginer.
Dans un décor bétonné où les bâtiments sont rectangulaires et on ne distingue pas les maisons des écoles et des casernes.
Là où tout ressemble à un énorme hôpital pour incurables.
Ce n’est que là-bas, disent-ils, que ça se passe.

Mais il y a bien quelque chose que les bords des fenêtres des trains et des voitures avalent trop vite pendant les voyages, quelque chose qui est plus qu’un paysage, plus qu’une masse d’objets gommés par la course. C’est une question.
Une question sur les critères qui organisent le réel et sa perception, une question sur l’usine de l’ailleurs et la fabrique du chez-nous. Une question tronquée, je suis d’accord.
Pourtant j’ai souvent l’impression que cet ailleurs qu’on connaît si mal, dès qu’il a commencé à brûler, il a pris place au sein de nous. On dirait que ça brûle, ici aussi, mais à la manière d’une plaie infectée, que ça pulse, que ça respire, presque, faiblement.

Toutes les nuits sont calmes depuis le couvre-feu, mais l’insomnie s’est mise à les peupler.
Les laissés-pour-compte du sommeil sans doute se disent que pour qu’autant de gens arrivent à préférer le saccage à l’évidence d’une normalité trop humiliante, il faut que la peine ait touché un seuil nouveau. Que même les policiers qui veillent ne peuvent pas nous en protéger. Que nous sommes en danger de mourir de nos propres peurs.

Il s’est aussi produit un petit écart, et rien n’est plus tout à fait pareil.
Que cela soit parce que les auteurs de ces actes sont bien des êtres en chair et en os que nous pourrions côtoyer à chaque instant ou parce que les raisons de la haine, dont il nous faudrait dire qu’elle sont injustes ou incompréhensibles, nous sont en réalité trop familières, je ne sais pas. Et je ne saurais pas trancher.
On répète partout que cela n’en vaut pas la peine, que ça n’a aucun sens d’être violent.

Avant ces violences il n’y avait peut-être pas ce silence mais pas de mots non plus à mettre sur les corps des gens privés de destin et entassés aux abords de la ville.
Ces feux dans la nuit ont éclairé un paysage nouveau, ils ont surpris une réalité nue et sans défenses, ils ont montré dans une lueur éphémère l’affleurement d’un possible, mais lequel ?
Et aussi certaines langues, me dis-tu, se sont déliées.
Soit, tu as raison, je lis et j’entends élus, enseignants, sociologues et rappeurs répéter que ça ne va pas, qu’il faut que ça change, il faut que ça cesse, ça ne peut plus continuer ainsi.
Les gens de gauche parlent des causes de la révolte, les gens de droite parlent de ses effets. Mais dans leurs discours ce que j’entends et qui me fait peur c’est le silence.

J’ai lu quelque part l’histoire d’un philosophe qui avait terminé ses jours à l’asile car il avait compris que ses livres étaient un ensemble de lettres écrites aux prolétaires communistes, et que ceux-ci ne les liraient jamais. Ce n’étaient que les intellectuels qui lisaient ses oeuvres et ils n’en faisaient rien que des commentaires.
Il a dû sans doute ressentir à l’intérieur de lui un silence très proche de celui-ci, comme une objection toute puissante à ce que l’on peut raconter de notre présent.
Son corps a dû se remplir des gens qui ne parlent jamais. Des gens qui n’ont rien à dire de leurs vies à la limite de l’alphabet, aux marges de la loi, qu’aucune langue n’abrite et dont il n’y a rien à expliquer.
Ses livres ont dû lui montrer soudainement leur parenté avec les mots des journaux, des tribunaux, des magazines, qui mènent tous la même conspiration contre les pauvres et ne font qu’éloigner le monde de leurs mains. Il a dû se dire que si la pensée ne peut pas rencontrer la vie ailleurs que dans les pages, le nombre de morts et le montant des dégâts que l’on égraine après chaque émeute ne valent rien. Qu’ils ne sont rien si on les compare à l’indigence des années qui nous attendent, à la perspective que l’on sera tous les jours accompagné par l’idée que ce qui circule entre les corps peut toujours être monnayé. Si quelque chose n’arrive pas du dehors de la culture.

Je ne sais pas ce que tu appelles la politique, moi je crois que c’est un niveau d’intensité dans les affects lorsqu’il se présente conjointement à la possibilité de se généraliser.
Bien sûr les objets y participent, bien sûr les institutions et les savoirs y sont impliqués, ce n’est pas une affaire de pures rencontres, moi non plus je ne crois pas à la propagation spontanée des affinités électives.
C’est d’ailleurs pour cela que je ne crois pas à la lutte armée : ce qui se veut lyrique et grandiose arrive parfois à l’être, mais n’émancipe personne. Même si je réfléchis toujours à la question qui m’a été posée un jour : ce serait quoi donc une lutte qui n’est pas armée ? (Probablement quelque chose d’impossible, par moments.)
Le fait est qu’ils nous forcent dans des appartements, dans des emplois, dans des vêtements, dans des voitures et dans des désirs qui nous rendent très difficiles à aimer. Déjà aimer deux, trois, cinq personnes est devenu un travail épuisant – au point qu’on en a fait un devoir national constamment rappelé par l’Etat et nommé « famille ». Quant au devoir de haïr, il n’est point besoin de l’instituer, on arrive à s’y tenir même avec les inconnus et tant d’agents de l’ordre public qui emplissent les rues ces jours-ci ont fait de ce talent le sel de leur métier.

Et toujours, malgré cela, ce qui choque les gens plus que tout c’est la haine des choses : des centaines de corps vont être enfermés très bientôt pour avoir nui à des objets. Cela te paraît inconcevable, mais ça ne l’est point. Aujourd’hui ce sont les objets qui sont nos meilleurs amis, nos plus grands amours, ceux que nous désirons sans fin. Et toi qui es artiste, tu ne sauras pas me prouver le contraire.

Tu me demandes en somme comment on se sent ici.
On se sent à peu près comme ailleurs.
Entourés d’une attention malveillante, astreints à des tâches inutiles, désireux de changer mais sans savoir comment.
On se sent seul.

Bien à toi

Claire

Artistes

Partenaires

Zoo galerie bénéficie du soutien de la Ville de Nantes, de la Région des Pays de la Loire, du Conseil Départemental de Loire-Atlantique et du Ministère de la Culture (Drac des Pays de la Loire).

Adresse

Zoo, centre d'art contemporain 12 rue Lamoricière 44100 Nantes France

Comment s'y rendre

Accès en transports en commun :
Tramway ligne 1 arrêt Chantiers Navals
Bus C1, C3, 23 arrêt Lamoricière
Bus 11 arrêt René Bouhier

Dernière mise à jour le 28 juillet 2023