CATHY JARDON

CHIAROSCURO
Exposition
Arts plastiques
Bernard Chauveau Édition Paris 02
Cathy Jardon / Clair-obscur, acrylique sur toile, 80 x 100 cm, 2020

CATHY JARDON / «CHIAROSCURO »

EXPOSITION PERSONNELLE DE CATHY JARDON A LA GALERIE 8+4

Depuis le début des années 2000, Cathy Jardon s’est imposée en tant que peintre développant un vocabulaire géométrique abstrait qui ne cesse d’interroger la notion même d’image. À partir d’une grammaire de figures restreinte, en convoquant une palette de couleurs d’une incroyable richesse, elle construit des œuvres d’une rigueur exceptionnelle déjà présentes dans quelques institutions prestigieuses d’outre-Rhin. Cette forme de géométrie, loin d’être une nouvelle variation sur les possibilités de l’abstraction, propose au contraire des images qui jouent des différents ressorts de la perception, qu’ils soient liés à notre culture occidentale ou conditionnés par la lecture neuronale qu’en fait notre cerveau.

Bien que reconnue à Berlin (sa ville de résidence) depuis une dizaine d’année, elle n’avait pas bénéficié d’exposition conséquentes en France depuis plus d’une dizaine d’année. Cette première présentation à Paris déploie aussi bien des œuvres anciennes basées sur le principe de la trame et de la ligne que ses réalisations récentes qui réintroduisent les notions de perspectives et de volume.

Pour cette occasion, l’artiste dévoile pour la première fois un ensemble exceptionnel d’esquisses préparatoires qui couvrent l’ensemble de sa carrière. Ces réalisations sur papier viennent en contrepoint d’une série de croquis figuratifs saisissant ses proches dans des situations ordinaires. Si l’exactitude prend dans ses peintures un tour résolument abstrait, elle devient dans ces dessins restés secrets une manière subjective de s’interroger autrement et par d’autres moyens sur les enjeux actuels de l’image contemporaine.

Complément d'information

L’histoire de l’art aime les opprobres et les condamnations définitives. Autant dire qu’au tournant de l’an 2000, au moment précis où Cathy Jardon s’initie à l’art, la peinture fut la victime consentante de cette malédiction. Pour certains, elle était condamnée, vouée à la disparition. Son déclin ne faisait aucun doute face à la cohorte de nouveaux médiums qui envahissaient galeries et musées. À eux de nous parler de ce monde, de notre culture à travers une conception de l’image autrement plus amusante que cette vieille peinture, médium finalement assez élitiste. Or, la peinture fut et reste un paradoxe. C’est même ce qui en fait son éternel actualité. Il y a d’abord l’évidence de la surface. Une forme d’immédiateté abrupte, soudaine. C’est de l’ordre de l’offrande au regard, d’un don qui nous est fait, presque une épiphanie en tant que manifestation d’une réalité cachée. Et cette réalité est toujours en dernier ressort une image. Cette image peut bien être figurative, abstraite, déconstruite, masquée, elle s’inscrit dans une très longue histoire occidentale du regard qui la perçoit comme un trouble, un mystère, un vacillement de notre rapport au monde. Mystère et trouble qu’évidemment la photographie, la vidéo et toute une production de visuels nient en réaffirmant une proximité et une captation d’un moment précis, qui bien que passé se présente comme toujours actuel et présent. Les ressorts de la peinture sont autres. S’il y a de l’évidence, elle induit de la résistance aussi. Dans l’image picturale subsiste quelque chose d’enfoui, de lointain mais aussi d’immédiat, presque à portée de notre mémoire. La peinture en devient contradiction. Toute peinture suscite de la sidération en tenant captif notre pensée mobilisée en conjonctures, recoupements, suppositions, à la merci du moindre signe, de la moindre oscillation du trait, de la couleur ou du motif.

Cathy Jardon se situe dans cette histoire-là. Précisément dans un ajustement entre ce qui est à voir et ce que dit l’acte de peindre. Il faut donc se méfier de l’évidence de ses motifs, ou plus exactement les accepter et les célébrer pour ce qu’ils sont c’est-à-dire comme autant d’indices d’une pensée du doute sur l’image contemporaine. Chiaroscuro (clair-obscur), le titre de l’exposition l’indique clairement. Daniel Arasse, dans son travail d’analyse sur la Renaissance italienne, constate combien la perspective géométrique qui permettait au quattrocento l’unification des figures se trouve soudain complété par le jeu des ombres et lumières. Perceptible dans les architectures ou les drapés, le clair-obscur se charge de toute une symbolique liée au passage du temps, au fait de voiler ou dévoiler les choses. Voiler, dévoiler, connaître, comprendre, autant de traits que Cathy Jardon convoque par l’emprunt de ce titre. S’il renvoie à une période de l’histoire de l’art admirée, Chiaroscuro affirme surtout l’expérience fluide de la vision même lorsqu’il est pris au piège d’une image parfaitement structurée.

Lorsqu’elle s’inscrit à l’École nationale des beaux-arts de Dijon (1999-2003), Cathy Jardon sort juste d’une formation en maroquinerie puis en tapisserie d’ameublement. Ce savoir-faire artisanal la marquera à jamais : recherche continue de perfectionnement, revendication d’une économie du geste et enfin amour jamais démenti pour les outils et les matériaux mobilisés. En 2003, sa passion pour l’Allemagne la pousse à intégrer la Hochschule für Bildende Kunst à Hambourg, école ou enseigne Franz Erhard Walther, artiste qu’elle admire et dont la pratique post-minimaliste lui ouvre de nouvelles pistes de réflexion. Que ce soit à travers ses sculptures, peintures et autres productions, Franz Erhard Walther refuse le dictat du regard et l’imposant poids de la philosophie platonicienne au sein de la culture occidentale. Le rapport entre une œuvre d’art et le spectateur ne se joue pas obligatoirement dans le champ optique. L’œuvre se doit donc d’être tactile et la fameuse Cosa Mentale célébrée par Léonard de Vinci mérite d’être dépassée. Cathy Jardon s’imprégnera de cette leçon en l’appliquant au fait pictural. Rapidement, un peu par défi, elle s’oriente vers l’atelier peinture avec une conviction chevillée au corps : elle s’engagera dans l’abstraction géométrique, seul champ de l’image à même de vraiment questionner ce qui est en jeu dans tout acte pictural. Rapidement, elle se sent à l’étroit, saisissant combien sa position solitaire de femme peintre engagée dans l’abstraction est en contradiction avec un enseignement plus ouvert vers l’installation, les nouveaux médiums ou même la peinture figurative.

De cette période date toute une série de peintures où elle contrarie des grilles de couleurs par des montages, des superpositions de motifs ou le basculement d’une trame par rapport à l’autre. Elle décentre, étudie les possibilités de la composition ou l’absence de composition, s’amuse des effets de dynamisme reposant sur d’infimes variations. Le motif semble dialoguer directement avec les limites et les bords de la toile, laissant souvent le centre vierge de tout marquage. Le résultat final, d’une absolue neutralité, n’est pas sans évoquer avec une certaine ironie ces tissus destinés aux torchons et linges de maison. De ce moment date la mise en place d’un vocabulaire géométrique élémentaire plus ou moins immuable : grilles, lignes, formes géométriques simples qu’elle décline ensuite dans des couleurs parfois sourdes, souvent éclatantes. De même, elle ajoute alors une contrainte : chaque toile mesure précisément un mètre carré. Deux ans plus tard, influencée par Daniel Buren qui devient ensuite son professeur à la Kunst Akademie de Düsseldorf, elle s’amuse à déconstruire les constituants même de la toile. Si le principe de trame demeure, le support est comme froissé, arraché de son support, conduisant le spectateur à envisager la peinture comme un objet que le déplacement achève. Avec ravissement, elle approfondie les pensées du groupe BMPT (Buren, Mosset, Parmentier, Toroni) autrefois découvert en France et alors inconnu outre-Rhin. Rapidement, la déconstruction de la peinture par la mise à nu de ses constituants (cadre, toile, etc.) lui apparaît comme une impasse et la conforte dans ses choix initiaux : à savoir travailler un registre restreint lui permettant, telle une grammaire de signes et de couleurs, de tester l’espace du tableau tout en refusant le hasard comme principe de construction. Tester cet espace, c’était aussi mesurer l’échelle. Le monumental ne se réduit pas à une simple ouverture des dimensions comme le lui avait appris les réalisations de BMPT. Elle abandonne alors l’imposition de toiles d’un mètre carré et s’engage dans une diversité des formats. De même, l’enseignement de Franz Erhard Walther puis les discussions théoriques avec Buren l’avaient conduite à comprendre le rôle essentiel du motif dans toute démarche à la frontière entre abstraction géométrique et interrogation sur le rôle de l’image en peinture. Son système de grilles et de lignes, ces ensembles de carrés et de rectangles sont alors retranscrits dans une facture la plus neutre possible et déploient la complexité des superpositions. Le montage comme principe moteur d’un rapport de formes devient plus évident. On songe alors aux tentatives de Josef Albers visant à circonscrire la subjectivité de la perception (telle la série Homage to the Square), à Ad Reinhardt et sa recherche d’un art non relationnel ou à Karl Benjamin et ses tentatives de lier des unités enchainées de formes géométriques.

Vers 2010, Cathy Jardon ressent également le besoin de se positionner face à certains courants dominants de la peinture notamment en réaffirmant une prise de position anti-illusionnisme. Dans le contexte d’un renouveau de la peinture, elle fait alors figure d’exception, presque de militante en revendiquant la posture d’une artiste entièrement plongée dans la mise à plat de l’image avec les moyens picturaux d’un vocabulaire abstrait et géométrique. D’ailleurs, la liste des artistes qu’elle aime à citer comporte Agnès Martin, Rosemarie Trockel, Katharina Grosse ou Vera Molnar, autant de femmes ayant en commun d’avoir poussé le questionnement sur ce qui fonde encore l’image et sa représentation dans ses ultimes retranchements. Dans cette constellation de références lointaines, elle se plaît à ajouter Jean-Pierre Raynaud, Imi Knoebel, Noël Dolla, Kenneth Noland ou Gunther Förg. Mais au contraire de certains de ces artistes, on retrouve chez Cathy Jardon une véritable passion pour la couleur avec ses fausses tensions, ces accords étonnants entre tons chauds et froids, bref un dépassement des goûts et des accords autorisés. Par ce biais, elle refuse l’opprobre voulant que la couleur en peinture soit du côté de la séduction la plus immédiate.

Il faut attendre 2012-2014 pour la voir réintroduire l’idée même de perspective. L’aboutissement de ses séries précédentes l’avait convaincue que toute peinture s’inscrit avant tout dans une histoire du regard. Or, la planéité absolue de ses motifs entraînait parfois le spectateur à percevoir ses œuvres comme les lointaines héritières de pratiques axées sur la déconstruction des éléments du tableau (à l’image de BMPT) ou à les percevoir comme des variations d’une abstraction géométrique qui avait eu son heure de gloire quelques décennies plus tôt. Il n’en était rien et les tentatives anciennes de jouer avec les éléments du châssis ou de plier la toile ressortaient plus d’une série d’expérimentations visant surtout à percevoir à quel moment un motif fait figure ou au contraire se dissout dans l’image d’ensemble. Fort d’une certaine assurance, les années 2012 lui permettent de réintroduire les volumes (cubes, parallélépipèdes) et surtout des plans en perspective. Ces formes inédites flottent au sein de champs colorés vierges, véritables espaces infinis. Elles lui permettent de fixer les figures dans des rapports de plus en plus complexes tels Gravity 0 (170 × 130 cm), Geodäsie (130 × 130 cm), ou encore O T Multi (190 × 130 cm) véritable ode aux lois de la perspective euclidienne. La nature de l’image s’en trouve radicalement changée et ouvre naturellement de nouvelles voies, l’une réflexive et structurelle, l’autre sans doute plus intime et attestant sur un mode mineur d’une plus grande empathie de l’artiste pour sa production. Ce déplacement va surtout se caractériser par un jeu sur les structures et sur les (fausses) harmonies de couleurs. Des toiles comme Blue (2015) ou Ohne Titel pâle (2015) iront jusqu’à offrir au regard des espaces où les figures forment une constellation déstructurée semblant résulter d’un simple hasard de distribution. D’autres relèvent de la découverte des lois de la perception de la couleur chez l’humain. On sait désormais que le cerveau – cortex visuel primaire – reçoit les informations en provenance de la rétine après un relais dans le thalamus. On sait tout autant que ces formes, décomposées en éléments simples, suivent ensuite deux modes de perception. Le premier analyse les formes, les couleurs et les textures de la scène. Le second perçoit la profondeur et le mouvement. Mais des recherches récentes proposent d’autres perspectives : les formes géométriques et les couleurs participeraient pleinement à l’architecture neuronal liée à la compréhension du réel. Cathy Jardon, sans jeter le trouble dans nos perceptions cognitives, s’est ingéniée à repérer, interpréter, modifier des patterns renvoyant directement aux distorsions visuelles qu’il est possible de rencontrer chez l’humain. Daltonisme, DMLA (dégénérescence de la vision liée à l’âge) vont conditionner plusieurs œuvres où la trame et les couleurs sont subverties et tordues tout autant par l’écriture de la composition que par les rapports de couleurs tel EEEE (2017). L’œil est confronté à des singularités. Chez Cathy Jardon, la couleur a également pour fonction d’être un contrepoint. Comme en musique, le contrepoint chez cette artiste permet la superposition d’une seconde ligne mélodique (colorée) qui vient rehausser la structure de la composition (le rapport figure-fond et surtout le dessin des éléments). Basé sur un certain principe d’indifférence, le choix s’effectue en partie en fonction des opportunités dans l’atelier lors de la préparation des esquisses ou de la réalisation picturale. Les couleurs ne servent donc pas à dévoiler des harmonies cachées. Amsler (2017), G&B monochrome (2018) ou Chromatopsie petite (2017) en sont les exemples les plus convaincants. La couleur n’est pas plus porteuse d’une symbolique cachée.

Si la couleur prend une nouvelle dimension à partir des années 2017-2018, c’est pour mieux répondre à un élargissement de ses thèmes et motifs. De cette période date une nouvelle phase, déjà en germe dans des toiles précédentes, la convocation d’éléments du réel réduits à leur forme primaire. Un avion en papier (BP, 2008, Plane’s Pile, 2020), une boîte en carton (OTP, 2017), une branche d’un palmier (Blue Palm, 2018), des feuilles de papier pliées (YK2, 2018) sont clairement perceptibles sur des fonds souvent neutres, voire dans certains cas laissés bruts. La couleur diffère de la structure de la composition, s’en écarte, contraint même le motif à osciller entre deux états, deux modes d’apparition, à la fois figuratif tout autant qu’expression abstraite dans une composition plus large. De ces expérimentations visant à réintroduire l’ambiguïté de la troisième dimension surgira l’une de ses séries les plus abouties où elle figure des intérieurs d’architecture, mais des intérieurs soudain transfigurés par le jeu de la lumière du soleil sur des grilles de motifs géométriques. L’espace architectural y est réduit à ses composantes les plus simples : une salle vide de tout mobilier, simplement animée par une mosaïque de patterns et de formes géométriques qui tels des faïences décoratives contaminent tout l’espace. Ce jeu de perspectives tronquées est ensuite perturbé par l’action du soleil qui, au travers d’une fenêtre souvent hors-champ, altère l’intensité des tons. Tableau dans le tableau, ces variations colorées permettent à Cathy Jardon de réaffirmer les principes fondateurs de la perspective tout en offrant au regard une image rigoureusement plane. Il y a là de la tension, de la contradiction entre deux ordres de monstration, deux façons dont notre cerveau peut analyser l’image. En réintroduisant avec force un mode de figuration halluciné tout en la noyant dans un pattern abstrait coloré, elle contraint notre regard à une forme de suspension. Le procédé n’est sans doute pas nouveau mais il atteint ici des raffinements insoupçonnés renforcé par la précision des formats. Les formats ! Chez Cathy Jardon, tout se joue en deux étapes. Dans un premier temps, elle couche sur papier des esquisses de compositions non pas pour tester diverses solutions mais affiner une composition déjà préexistante, déjà imaginée, structurée. Seule interrogation, le rôle de la couleur et le format. Ce n’est que dans un second temps, dans le calme de l’atelier, que ce dernier trouve sa pertinence.

S’il y a dans les peintures de Cathy Jardon à la fois de la simplicité et de la complexité, de la sincérité et de l’artifice, une forme de minimalisme et une dose de baroque (dans l’expressivité des rapports colorés), toutes ont en commun de fonctionner en deux temps : celui immédiat de l’évidence, de la saisie immédiate de l’image, puis un second plus distant qui nous conduit à douter de ce qui est présenté. Dans ce système sophistiqué, ses dessins figuratifs réalisés récemment dans de petits carnets de croquis apportent un éclairage étonnant. Produit à l’occasion des divers confinements, ces portraits d’êtres proches et aimés, dénotent d’une redoutable précision de l’observation. Ici, un homme dans l’abandon d’une fin de journée, là une voisine esquissant un simple geste. L’économie du trait, la sensualité des quelques couleurs pastel, autant de variations destinées à interroger autrement, dans d’autres formats et avec une autre technique, l’image. Celle-ci est une passion qui défie le réel remarquait Walter Benjamin dans L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique. Or, ces dessins parlent de cela, intimement. Et ils éclairent l’évidence des peintures abstraites et interviennent comme les réponse intimes à ses écrits rassemblées dans son ouvrage « An artist who exhibits and lives from her work ». Bataille dans La Part maudite affirmait : « On ne saurait nier que l’humanité présente a égaré le secret de se faire à soi-même un visage où elle pût reconnaitre la splendeur qui lui appartient. » Que ce soit dans ses peintures ou ses dessins, Cathy Jardon ne cesse de redonner forme à ce visage. Et il fallait sans doute cette amplitude de moyens pour répondre aux images contemporaines par les images, penser les images dans le langage de l’image pour ramener ce qu’il est possible de ramener de cette pensée dans le réel. Et c’est ainsi qu’il faut déchiffrer Chiaroscuro.

Damien Sausset / Février 2022

 

Commissaires d'exposition

Artistes

Horaires

Mardi au vendredi : 10h-13h et 14h-19h

Samedi : 15h-19h

Adresse

Bernard Chauveau Édition 13 rue d'Alexandrie 75002 Paris 02 France

Comment s'y rendre

Métro : Rome, Place de Clichy, Europe, Liège

Bus 30, 80, 66

Dernière mise à jour le 13 octobre 2022