CASA MILLER

Exposition
Arts plastiques
Galerie Allen Paris 03

Des courbes les plus baroques vers les plus minimales, quel est donc le point de rencontre de ces formes dont les émotions semblent en permanente évolution ? Casa Miller. Étrange similarité avec les initiales de son auteur.

 

De Carlo Mollino, nous connaissons son abondante extravagance; une réponse qu'il a su développer à la modernité tardivement futuriste de Turin, ses rêves de vitesse, d'architecture, et les salons de chiromancie auxquels il confiait parfois son destin. « Un coup d'état est nécessaire pour produire un travail authentique » aimait-il dire.[1] Le sien fût incontestablement le décor, la mise en scène, l'ambiance. Il la déplaçait et la déployait, sans pareil, à travers et en vue de la focale photographique. Une pratique tenue secrète jusqu'à sa disparition en 1973, les complices de cet acte furent donc rares (parmi lesquels se distingue tout de même Carol Rama, vivant de l'autre côté de la Via Napone). De ces images récemment découvertes, se dégage une latence érotique, des suites arrondies dos comme face d'horizontalités dont certaines sont devenues modèles, étalons, maîtres pour ses réalisations futures. Carlo Mollino vivait entre toutes ces manifestations, tant victime d'attractions terrestres que cosmologiques, il croyait à l'influence des forces magnétiques. Architecture de la persuasion à l'état pur, Casa Devalle (1938) tout commeCasa Miller(1936) sont des maisons de l'oubli.[2] L'appartement donnant son titre à l'exposition fût tant singulièrement que savamment aménagé. Ses murs capitonnés étaient recouverts de rideaux et contenaient un grand nombre de coquilles, fourrures, miroirs découpés, lampes desquelles s'échappaient des mains, un buste, tables surplombées de représentations de corps masculins et d'un exemplaire de Italiani, meubles en verre et bois noble, mais aussi des chaises qu'il qualifiait lui-même de “provoquantes” obligeant à une posture de face, soutenue par la droite dorsale, et enfin quelques lits. Ses caractères étaient là, de passage, tout comme nous le sommes aujourd'hui. Un système ingénieux de luminaire déployé sur une alimentation incurvée parcourait l'intégralité de l'espace et le transformait brillamment en chambre photographique à part entière, il permettait non seulement de capturer n'importe quel angle de l'intérieur d'abandon, mais également l'ensemble des possibles de ces modèles contorsionnistes hors-pair. Carlo Mollino était reconnu de son vivant comme théoricien de la photographie, mais c'est par une simple carte de voeux qu'il voulait partager avec ses proches (1959 laisse découvrir ses jambes en bustier de dos, tandis que 1960 se couvre d'un jupon à volants et d'un loup noir), que débuta sa vocation pour une mise à nu de l'image. À la lecture de son messaggio della camera oscura, il est d'ailleurs difficile de ne pas succomber : « De ces objets qui rêvent, ignorant leur destin, d'une main devenue portrait et culminant en lèvres entrevues sur un visage disparu, de la présence envahissante d'un nu luminescent, d'un regard clair, mais plein de sous-entendus indéchiffrables, il saisit en état de séduction, l'inéluctabilité de leur existence et le mystère de leur nature. » [3]

 

 

Le trouble persiste sur le sujet même de cette phrase, à savoir si l'auteur évoque sa propre pratique ou identifie directement l'outil technique de reproductibilité. Finalement peu étonnant, puisque Carlo Mollino aimait l'ambiguïté, l'énigme, et apportait notamment une planimétrie ironique à l'érotisme. Casa Miller joue de ses codes, de cette palette de couleurs personnelles qu'il appelait aussi “cadran sentimental”, organisant presque scientifiquement un déploiement chromatique composé d'après un manuel de radiesthésie. [4]

 

 

 

Le polaroïd semble avoir été inventé pour satisfaire les impatients, Carlo Mollino y était naturellement très sensible, mais cette invention eut l'effet double de transcender l'attente de l'image autant qu'il développa simultanément une certaine précipitation (de par sa multiplicité) vers son amnésie. Excepté pour ses instantanés dont le montage imprime autant qu'il fascine !

À présent, le rouge fait place au bleu nuit, le moulage d'une tête de cheval - assimilé fétiche - s'incarne en bronze dont l'étreinte provient de coquillages abandonnés dans les poches d'un jean. Les fleurs et éponges de mer jadis collectionnées sont transformées en céramiques laquées, les cheveux se pendent au plafond et deviennent des portraits d'objets émotionnels aux parfums amers de magnolia [5], les rideaux agissent tels des spectres d'un espace disparu, le satin recouvre des sculptures dont seul le collectionneur peut déshabiller l'apparat, le décorum se vide de son textuel contenu provenant de la revue Maisons Françaises pour ne laisser transparaître que sa cristallerie et son oiseau de paradis. L'ambientazione se déplace et se manifeste autrement. Le terme d'origine italienne évoqué ici, reste difficilement traduisible, il se réfère aux informations liées à l'heure et au lieu du déroulement d'une histoire, et s'utilise notamment en littérature ou encore au théâtre. Sorte de costume sur-mesure de l'exposition, il la développe sous une nouvelle forme expressive.

 

 

De ses rêves d'espaces privés, cachés, fréquentés (ou pas), fantasmes de bâtiments surplombant la Méditerranée, nous retiendrons de même l'étendue proche.[6] L'histoire d'eau. Et cette pierre plate perdue en plein océan sur laquelle eut lieu la rencontre. Surface recouverte par intermittence de vagues, victime de répétition ou vertige cérémoniel.

 

 

 

 

Arlène Berceliot Courtin, Mai 2017

 


 

 

[1]Il messaggio della camera oscura, Carlo Mollino, 1949, éditions Chiantore, Turin.

 

[2]Les passions de Carlo Mollino, Giovanni Brino, dans L'étrange univers de l'architecte Carlo Mollino. Paris : Centre Georges Pompidou, 1989, page 28.

 

[3]Mollino et la photographie, Piero Racanicchi, dans L'étrange univers de l'architecte Carlo Mollino. Paris : Centre Georges Pompidou, 1989, page 54.

 

[4]Les passions de Carlo Mollino, Giovanni Brino, L’Etrange univers de l'architecte Carlo Mollino, page 37.

 

[5]Edith Dekyndt, A portrait of Things (03)  apparue pour la première fois à l'occasion de Strange Fruit, Greta Meert, Bruxelles, 2016. Le titre de l'exposition fait référence à la chanson éponyme, fabuleusement interprêtée par Billy Holiday.

 

[6]Carlo Mollino, Casa del Sole, San Remo, Italie, 1947-1955.

 

 

Commissaires d'exposition

Adresse

Galerie Allen 6, passage Sainte-Avoye 75003 Paris 03 France
Dernière mise à jour le 13 octobre 2022