B l ob!

Exposition
Arts plastiques
Galerie Bertrand Grimont Paris 03

Anne-Charlotte YVER
Storage Facility II, 2017

Béton, acier, sérigraphies quadrichromie sur verre dépoli, leds, câbles électriques.
Dimensions variables

Photos Anne-Charlotte Yver © Anne-Charlotte Yver

Le blob n’est ni un champignon, ni une plante, ni un animal. II n’est pas mâle ou femelle, et a le choix entre 221 sexes. C’est une espèce inclassable dont la particularité est d’être composé d’une seule cellule et d’innombrables noyaux. Sans cerveau ni système nerveux, il est pourtant intelligent et peut apprendre ou transmettre des informations acquises. C’est une masse presque immortelle et divisible pouvant aussi fusionner pour ne former qu’un unique organisme. Adaptatif, il déploie des stratégies de défense ou peut s’étendre sur plusieurs mètres carrés. Il prolifère, s’infiltre, se propage comme de la mauvaise herbe dans tous les recoins. Blob est le nom de laboratoire de cette cellule géante, rampante et visqueuse, inspirée des films de science-fiction et d’épouvante. Objet des recherches scientifiques les plus pointues du moment, il fascine autant qu’il révulse. Cristallisant un imaginaire biologique, allant du chiendent végétal à la prédation animale, et remettant en cause les fondements sociologiques de genres ou d’espèces biopolitiques, le Physarum polycephalum déplace encore son champ d’investigation vers des questions relatives à l’esprit et la communication des non-humains. Il/elle/ça jouit d’une contamination positive et pervasive. Son mode d’existence ambigu pourrait bien être le paradigme d’une vision du futur dépassant tous les dualismes et animant la matière d’une énergie qui lui est propre.

Les œuvres réunies dans cette exposition ont le caractère du blob, sans en être l’illustration. Ces dernières prennent vie, tout en restant inertes, colonisent en douceur la surface des tableaux ou les murs de la galerie, visent l’adaptation à leur nouveau milieu pour mieux l’appréhender ou le reconfigurer. Chacun des artistes développe un dialogue intime avec la matière, au sein de rapports de forces, voire de relations d’ordre fétichiste ou érotique. 

Fondant sa démarche sur des stratégies de défense et d’offense, infiltrant des bases militaires ou des environnements hostiles, Victoire Thierrée a développé diverses tactiques adaptatives ou de survies. Des tanks aux bunkers, des avions furtifs aux logiques de camouflages, sa démarche se glisse, tel un caméléon, entre les interstices. Elle forge ses armes en puisant dans le répertoire de l’armée et détourne ses techniques ultras sophistiquées en œuvres à l’esthétique acérée et minimale. L’œuvre Black Tail semblant jaillir du mur, tel un appendice, a été confectionnée avec des fils de céramiques utilisés dans l’aéronautique militaire et aérospatiale pour réaliser des tuyères de navettes et des missiles nucléaires. Comme le blob, sa composante paraît indestructrice et sa matière indomptable : minérale mais organique, attirante mais dangereuse, cette œuvre semble cultiver les attributs du fétiche. Les nez intitulés Noze et Stealth Noze, disposés dans l’espace comme autant de guetteurs représentent, eux, des becs d’avions furtifs. Ils percent l’air et traversent le mur du son, mais demeurent indétectables, non classifiables ou identifiables par des radars. Leur fonctionnement a été conçu afin de réduire leur « signature » et leur présence. Ils se fondent dans leur environnement immédiat, tandis qu’ils flairent le danger tout en restant tapis. 

Si les sculptures d’Anne-Charlotte Yver, issues de la série Storage Facility, semblent avoir le souci de leur logistique et de leur conservation, elles rendent compte d’une construction intuitive, tout à la fois modulable, emboîtable et en mutation d’une architecture à l’autre. Semblable à des mécaniques organiques, mises sous tension électrique comme autant de veines irriguant des prothèses en béton, ces « sculptures-écrans » ont l’intelligence de deux cerveaux : celui de la tête et des entrailles, dont Romero avait réalisé une scène de dissection dans un de ses films de zombies. Ce n’est pas un hasard si les morts-vivants sont si présents dans notre culture populaire, et si leurs références côtoient ici, sans hiérarchie, des recherches savantes. Ils incarnent autant les formes d’une aliénation sociale qu’ils n’évoquent un bug dans l’expérience, voire des vies parasitaires ouvrant de nouveaux registres taxinomiques. Telle une alchimiste,  Anne-Charlotte Yver expérimente de manière chimique et physique les matériaux, à l’instar du béton industriel qu’elle affectionne pour ses qualités magmatiques. En irriguant d’un fluide électrique le corps inerte des tubulures « comme la moelle dans les os », elle évoque le fantasme d’une matière devenue énergie, dont les métamorphoses, les disséminations, ou les sacrifices s’autogénéreraient pour conquérir de nouveaux espaces. Ses sérigraphies sur verre, issues de la série Effects From The Drought, narrent quant à elles, des états psychiques et physiologiques : de la peur au plaisir addictif, de la perversité à la monstruosité incorporée. Un monde en transformation campe l’arrière-fond d’un récit non linéaire, où progresse inéluctablement la sécheresse et d’où jaillissent des geysers de flammes.

La contamination des esprits et la propagation ont des effets parfois plus nocifs encore que des balles réelles. Leur onde de choc et l’empreinte laissée dans les mémoires forment une cicatrice reconfigurant souvent l’identité d’une personne ou d’un lieu. L’œuvre Esperanto de Nelson Pernisco a été réalisée en jetant des cocktails Molotov sur des affiches de manifestations vierges contrecollées sur des plaques d’aluminium. Elle exhibe autant les marques dues aux impacts de verre et les traces de fumée que l’horizon d’une nouvelle alliance du fond et de la forme. L’esperanto était à l’origine un idiome international visant à jeter un pont neutre entre les cultures. Elle est une langue agglutinante, dont les mots se combinent et forment un vocabulaire flexible aisément enseignable. Tel le blob, elle dit ce qu’elle est par l’évocation du son qu’elle émet. L’affiche de papier et son support métallique ne font plus qu’un. Le feu consume ce qui le fait vivre si bien qu’il en meurt. En brûlant les pièces de sa précédente exposition Le temps dont je suis fait, Nelson Pernisco rejoue le cycle de création et de destruction des 5 éléments chinois (bois, terre, eau, feu, métal). Mais en nourrissant le feu de ses dernières œuvres, il donne corps à une entité autophage et génitrice. La cendre obtenue devient en effet le terreau de l’Ailante, une plante invasive et mal aimée, avec laquelle il tisse, depuis des années, des liens de proximités.

Imperturbables aux contaminations avoisinantes, les modules réalisés en matériaux de récupération par Vincent Mauger, progressent de manière inductible à la galerie. Les panneaux de médium brisés ou découpés sont assemblés selon des formes ouvertes, mais solidaires les unes des autres. En dépit des matériaux bruts, dont il distord et expérimente la plasticité, ses œuvres procèdent de modélisations informatiques lui permettant de spatialiser les éléments en autant de variables que de possibles. Il exploite ainsi un principe de construction empirique fondé sur des lois géométriques, dont il peut programmer les rythmes et perturber la lecture. La matière joue, en retour, un rôle actif dans la création de sa propre forme en imposant ses contraintes physiques au logiciel. Prises dans un cycle expansif, ces sculptures façonnent une sorte de paysage biomorphique et évolutionniste qui évoque parfois des alvéoles d’abeilles ou les arcanes complexes d’un espace mental. Son œuvre s’érige vers les cimes dans une autonomie sans cesse menacée par l’écosystème environnant.

Les œuvres proposent un entraînement de masse à la conscience du blob qui implique un lien direct avec l’environnement naturel, social ou médiatique, et son intégration en son sein. Elles se disséminent, mais laissent de subtils indices qu’il s’agira de décoder telle une langue cryptée. Elles organisent une écologie, dans laquelle le mode d’existence de toutes entités humaines et non-humaines, non seulement cohabitent et désirent, mais forment ensemble des communautés hybrides.

Marion Zilio

 

Marion Zilio est théoricienne, critique d’art (AICA France) et commissaire d’exposition indépendante (C-E-A / commissaires d’exposition associés).  Docteure en esthétique, sciences et technologies des arts de l’université de Paris 8 Vincennes Saint-Denis, elle est l’auteure de nombreux catalogues et de l’ouvrage Faceworld. Le visage au 21e siècle (PUF, 2018).

Commissaires d'exposition

Adresse

Galerie Bertrand Grimont 44 rue de Montmorency 75003 Paris 03 France
Dernière mise à jour le 13 octobre 2022