Silvana Mc Nulty, Déborder de ses bords

Projet soutenu par le Cnap
Exposition
Arts plastiques
Florence Loewy Paris 03
Vue de l'exposition Déborder de ses bords, Silvana Mc Nulty, Galerie Florence Loewy

Déborder de ses bords, une exposition personnelle de Silvana Mc Nulty, réalisée avec le soutien aux galeries /exposition du Centre national des arts plastiques.

Monnaie de signes
Didier Semin

On raconte qu’autrefois, les vacanciers du Club Méditerranée — n’ayant jamais fréquenté l’institution, je n’ai pas été directement témoin de la chose — disposaient, durant leurs séjours, de colliers de boules pour régler de menus achats d’alcool ou d’épicerie à l’aide d’une monnaie ludique, comme lavée des servitudes de ce que nous appelons l’argent. L’intention (feindre d’affranchir les individus des distinctions de fortune) était odieuse, mais le procédé ingénieux : il attestait une bonne connaissance de l’histoire de l’humanité qui, longtemps, a utilisé des coquillages, des perles, des plumes et des colliers aux fins de ce qui ne s’appelait pas encore le commerce.

Quand j’ai découvert les objets surprenants de Silvana Mc Nulty — on ne peut qu’être admiratif du parcours de cette jeune artiste, qui a su, en à peine quatre années, se constituer un univers propre, extrêmement singulier, et se faire en quelque sorte une signature — je les ai d’abord regardés avec mes références familières, celles qui se rapportent à l’art de l’assemblage et à la figure de Kurt Schwitters, qui a formulé comme personne la façon dont le collage s’est imposé à lui à l’issue du premier conflit mondial : « On peut fort bien, disait-il, créer avec des rebuts, et c’est ce que je fis en les collant ensemble, en les clouant. Je donnais à ces objets le nom de Merz, et c’était ma prière à moi pour célébrer la fin victorieuse de la guerre, puisque la victoire, une fois encore, revenait à la paix. De toute façon, tout était détruit et il s’agissait de construire quelque chose de neuf avec des débris ». L’idée de réparation symbolique me paraissait convenir assez bien à l’ajustement incongru de toutes choses par le lien, la couture, le tissage et le remodelage auquel Silvana Mc Nulty a commencé de se livrer presque compulsivement aux alentours de 2019 : Pénélope infirmière du monde de la bricole, elle n’a certes pas connu la guerre — avait-elle le pressentiment que cette dernière allait bientôt éclater aux marches de l’Europe ? — mais en France une des pires crises sociales depuis des décennies, qu’on désigne désormais comme le « mouvement des  gilets jaunes », et une épidémie sans précédent autre que très lointain, qui devait cloîtrer des mois durant une population entière. Il fallait tout remettre en forme, suturer les plaies, ravauder une société de l’objet en pleine déliquescence, l’artiste se portait sur le front qui lui était accessible, celui de la métaphore : souvent dans ses compositions on voit des équerres ou des rapporteurs d’angle aboutés par des ourlets festonnés qui suggèrent l’urgence d’un changement de nos systèmes de mesure, s’il est vrai qu’ils n’ont réussi à bâtir que le monde bancal où nous vivons. Le réajustement des choses entre elles efface aussi, ou déborde, leurs bords parfois tranchants, comme pour adoucir leur contact. Schwitters clouait : à cette méthode éprouvée mais expéditive, Silvana Mc Nulty a préféré celle des artistes femmes qui l’ont marquée, et qui usaient plutôt du fil, de la cordelette ou du tressage : Eva Hesse, Zoe Leonard avec son Strange fruit, ou l’extraordinaire Hessie, qui utilisait la broderie comme outil de construction. Au diable ce qu’un monde révolu appelait avec condescendance les ouvrages de dames : ce n’est pas rien, de lier, et le fil vaut bien la vis ou le clou, s’agissant d’efficacité. En latin, les religiones, d’où nous vient le mot « religions », étaient, nous disent Marcel Mauss et Roger Caillois, les liens qui assemblaient les poutres des ponts jetés d’un bord à l’autre d’une rivière (ces architectures étaient si importantes que le plus haut placé dans la hiérarchie des prêtres romains était le pontifex, le faiseur de ponts — c’est pour cela que le Pape, dans l’église catholique, est appelé Souverain Pontife…).

Il y a plus, pourtant : ce qui frappe d’emblée dans ces objets transformés, c’est leur caractère de jouets, de bijoux, de talismans ou d’amulettes. Ils excèdent rarement la dimension de l’offrande, du présent, et sont constitués à parts égales d’éléments de notre quotidien, règles de plastique, paires de ciseaux, passoires ou bondes d’évier, et des matériaux qui ont traditionnellement servi aux fameuses monnaies archaïques dont s’est un jour souvenu un comptable du Club Méditerranée : perles, coquillages, métaux brillants, osselets, végétaux. C’est par commodité que nous parlons de monnaies archaïques à propos des objets extraordinaires, pour nous mal intelligibles, en usage dans l’Amérique du Nord ou l’Océanie d’avant la colonisation ; on dispute encore la fonction exacte des wampums des Iroquois, des tevau des îles Salomon. Ils s’échangeaient, certes, mais la plupart du temps dans un cadre rituel qui excédait largement celui d’un simple marché, au sens où l’entendrait aujourd’hui, mettons, le Fonds monétaire international. C’est que l’argent n’est pas né d’un coup, même dans nos civilisations, dans la tête d’un startupeur en peau de bête, qui aurait un jour eu l’idée de multiplier les échanges, en inventant un substitut universel capable d’envoyer le troc aux oubliettes. L’argent a d’abord été beau, il a circulé pour lui-même dans un cadre cérémoniel — dont rien ne donnera une meilleure et plus simple idée que l’échange, dans les cours d’école, des images du chocolat Poulain ou des billes, pour ma génération, des cartes Pokémon pour celle de mes enfants. On l’a manié avec un respect sacré et une joie candide. Ce n’est que très graduellement qu’il est devenu ce que nous connaissons, en somme une abstraction meurtrière. Les artistes de la seconde moitié du XXème siècle ont souvent rêvé d’abolir cet argent qu’ils voyaient comme un liant corrupteur : Yves Klein jetait de l’or dans la Seine, Joseph Beuys plaidait pour un retour au troc (le cours différent de leurs carrières, précoce pour le premier, tardive pour le second, fait parfois oublier qu’ils étaient contemporains : Klein était de 1928, Beuys de 1921).

Silvana Mc Nulty, avec le culot souvent flamboyant de sa génération, me paraît faire une hypothèse artistique un peu différente, mais pleine elle aussi de justesse — celle de rendre à la monnaie sa beauté, plutôt que d’appeler à son effacement, de créer des signes pour un nouvel échange, plus élégant, plus digne et plus équitable que celui qui régit nos vies. Une monnaie, pourrait-on dire, de la république Mc Nulty, c’est-à-dire d’un univers rêvé entre l’enfance tout court et l’enfance de l’humanité. S’est-on avisé que la maladie financière qui gangrène notre monde s’est aggravée avec la dématérialisation croissante de l’argent, l’abandon (en tous cas officiel) de l’étalon or ? Si l’argent est aujourd’hui virtuellement tout, c’est peut-être parce qu’il n’est concrètement plus rien, et ne tient plus dans la paume d’une main qui le soupèserait avec crainte et jubilation — le Club Méditerranée l’avait bien compris, en attirant ses vrais clients avec de fausses perles. Il ne faut pas sous-estimer la portée de l’intuition : dans l’idée générale d’une réparation du monde, le rêve d’une monnaie à la fois primitive et nouvelle prend tout naturellement la suite de celui d’un réagencement moins orthogonal des objets, et nous donne autant à voir qu’à penser. Kurt Schwitters n’est après tout pas si loin : n’avait-t-il pas nommé son art Merz, en amputant le mot Kommerz de sa première syllabe ? Silvana Mc Nulty ne ferait que bousculer à peine trois consonnes pour suggérer que l’on transforme la monnaie de singe des places financières en monnaie de signes admirables…

 

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Dernière mise à jour le 17 octobre 2023