Ashley Hans Scheirl

Exhibitionist Testicle Inject Jet
Exposition
Galerie Loevenbruck Paris 06
© Ashley Hans Scheirl. Photo Fabrice Gousset, courtesy galerie Loevenbruck, Paris.

La main gauche

 

Angela, Angela Scheirl, Angela Hans, Angel Hans, Zeze Hans, Ah, A A A A, Hans Scheirl, Hans, Hansi, Hansda, Hans von S/hit, Scheirl, Ashley Hans Scheirl est née à Salzbourg (Autriche), en 1956, elle vit à Vienne. Son travail des années 1990 au sein de la scène underground Butch (working class campness) de Londres a contribué de manière significative au développement d’une pratique conceptuelle en échange constant avec la scène viennoise, par le biais des techniques du film expérimental, de la peinture, de la sculpture, des actions dans l’espace public, de la performance, de la musique, sans hiérarchie des genres. En effet, dans la pratique de l’artiste, ces « techniques disciplinaires » – pour reprendre une terminologie foucaldienne qui entend l’organisation des savoirs ou des pratiques en genres distincts et isolés les uns des autres – sont réunies pour fonctionner sur le modèle d’une sexualité lesbienne et queer. Ce transitionisme d’une catégorie des beaux-arts vers une autre s’accompagne pendant ces années d’errance de l’artiste entre Londres, Vienne et New York d’une métamorphose de son propre corps, aidée par l’injection de testostérone. Son nom propre en mutation témoigne de ce devenir constant qui ne se fige jamais vraiment. Son récent accomplissement personnel dans l’usage de la peinture, après de nombreuses expériences menées avec une caméra super 8 ou vidéo, a encouragé Angela devenue Hans à transformer son allure masculine par une nouvelle phase d’émancipation en devenant Ashley, une peintre qui soigne son apparence androgyne.


« Pour abandonner les idées monolithiques du “soi” et cultiver un esprit ouvert à “l’autre”, nous devons permettre à l’autre interpersonnel d’exercer une action. Une œuvre d’art qui s’affirme comme une dynamique vibrante du “soi” intrapersonnel reflète la dynamique de l’auditoire et invite ainsi à l’engagement dans l’inter-organisation. L’inter-agencement comprend l’intra-agence et s’effectue toujours dans sa propre relation à la mort, la perte et au devenir… »


Cette déclaration est tirée des notes de Hans Scheirl à propos de sa série de peinture « Libidinal Economy » (2010), inspirée par le livre Économie libidinale1 de Jean-François Lyotard, paru en 1974, mais dont Sue Golding alias Johnny de Philo lui a conseillé la lecture certainement plus tard à Londres, lors de sa parution en anglais. Dans son texte « To Tremble the Ejaculate2 », Johnny de Philo analyse Dandy Dust3, le film culte de la scène underground queer, réalisé par Hans Scheirl et présenté lors de nombreux festivals internationaux. De Philo revient en sous-texte, sans les citer explicitement, sur la perversion polymorphe traitée dans l’ouvrage du philosophe français ou sur le cyborg portraituré par l’auteure américaine Donna Haraway4. « I am Dandy Dust » exprime le vœu d’incarner la métamorphose constante du corps au gré des opportunités et des rencontres à l’instar du grain du film super 8 ou du pixel de la vidéo qui réagit à la lumière et à l’ombre. Cet art métonymique, selon Johnny de Philo, qui prend la partie pour le tout – comme en poésie une voile vaut pour un bateau – est proche de l’abstraction de l’économie capitaliste. L’argent ainsi que le grain ou le pixel, en même temps qu’ils représentent et garantissent ce qui existe, deviennent d’autant mieux le signe de ce qui n’existe pas. Dans ses peintures de 2016 Neoliberal Musings (« rêveries néo-libérales ») ou Rogue Economics (« économies d’escrocs »), ou encore dans l’installation permanente Libidinal Economy – special effect réalisée en 2017 pour le nouveau site de l’Erste Bank, à Vienne, l’artiste revient sur la référence au livre de Lyotard mais depuis le point de vue d’Ashley, alors que c’était sous le regard de Hans que la peinture s’élaborait auparavant.


Ce texte, qui accompagne l’exposition d’Ashley Hans Scheirl à Paris en 2018 avec, par exemple, les peintures de 2016 Intergalactic Dis_Count Elegance (« élégante réduction intergalactique ») ou Glamour of Anal Narration (« glamour d’une narration anale »), offre une occasion intéressante de revenir par des notes de lecture et des citations à ce livre qui fut en son temps un marqueur de l’histoire de la philosophie française post-révolution 68. L’Économie libidinale est contemporaine de l’Anti-Œdipe5, ces désormais classiques de la philosophie qui furent l’objet des attaques en 1977 des nouveaux philosophes6, dont l’influence s’est rapidement dissipée par rapport à l’impact que suscitent encore aujourd’hui les ouvrages de Gilles Deleuze, de Félix Guattari et de Lyotard, accusés à l’époque par ces jeunes anti-marxistes de promouvoir une « idéologie du désir ». Dans son livre, Lyotard s’exprime à la première personne du pluriel sans doute pour attester le mouvement contradictoire qui anime son texte. « Nous, économistes libidinaux » ponctue la lecture avec des arguments qui prennent le contre-pied d’un Karl Marx offusqué par la perversité du corps polymorphe du capital. À la différence des nouveaux philosophes, qui réussissent un happening médiatique à courte vue pour s’imposer en conservateurs de la tradition philosophique contre l’héritage marxiste, Lyotard revendique pour son compte et celui de ses confrères une position d’économiste non orthodoxe en transformant de l’extérieur pour longtemps la pratique philosophique freudo-marxiste : « L’économie du désir, c’est tout simplement celle de la comptabilité dans les matières libidinales, c’est l’économie politique, soit le capital, portée jusque dans la sphère des passions, et avec cette économie du capital, nécessairement, de nouveau, nous avons compris que c’est la piété qui vient se poursuivre, le dispositif pulsionnel et passionnel de la religiosité, en tant que celle-ci est identifiée comme force du manque, la religiosité capitaliste, qui est celle de la monnaie s’engendrant elle-même, causa sui.7 »

 

Revenons un instant au film pour comprendre d’où viennent les peintures. Dandy Dust est cette créature cause de soi-même qui prolifère et qui côtoie des duchesses viriles et des évêques PD. Le film est entièrement tourné dans des décors peints et sculptés par l’artiste. La pellicule permet de réunir un spectre large d’éléments hétérogènes, fonds, accessoires, vêtements, qui fusionnent dans la matière numérique de l’image remastérisée. Les effets spéciaux ne sont pas cachés, ils sont au contraire invités à devenir des protagonistes au même titre que les corps mobilisés dans la science-fiction. En fait, le médium, le film lui-même devient le personnage principal. Pour Hans Scheirl, c’est le grain ou le pixel la star du film. Dandy Dust est l’histoire d’une conversion permanente de soi dans un monde post-genre. « Dans le dandysme, la jouissance est instanciée sur l’universalisation du négoce et la destruction concomitante de toute émotion éloquente, comme disait Bataille au sujet de Manet ; c’est la froideur du système incarné dans les nouvelles femmes publiques, pleinement dénuées de tout romantisme, de toute nostalgie d’un ailleurs, “impitoyables Sages”, machines à calculer au plus juste le prix de toute demande venue du client visant une manœuvre érotique non programmée dans la consommation courante, machines froides dont l’automatisme comptable, bien loin de décevoir le dandy, l’expédie à l’acmé de sa jouissance8. » On l’aura compris, le dandy n’est pas simplement dans le grain du film ou le pixel de la vidéo, il est aussi présent dans la facture des peintures qui sont sorties de la fiction pour nous rejoindre dans la réalité. « Nous disons ceci. Nous économistes libidinaux. Il y a dans toute organisation figurative-narrative un pôle d’immobilisation, et nous soutenons que les intensités que peuvent procurer tableau vivant, posering, postures des récits sadiens ou érotiques en général […] éclatent comme des arcs électriques tendus entre ce pôle d’immobilisation d’une victime (le corps représenté) et un pôle d’agitation qui plonge le corps de celui que nous appellerons le client, pour des raisons évidentes, dans le plus extrême désordre9. » Ce sont le regardeur et le collectionneur qui sont mobilisés dans la fabrication du tableau, étant donné le régime abstrait que prend l’économie après l’abandon de l’étalon-or ou le caractère polymorphe que prend la peinture avec l’arrêt de l’hégémonie de la figuration. « Dans une peinture abstraite, un déplacement d’importance se fait : le tableau ne représente rien, il ne renvoie pas à un pôle d’immobilisation situé dans le domaine de référence. Le pôle d’immobilisation se place sur le corps-client : cette sorte de tableau demande la ligature des pulsions partielles qui étaient en émoi dans la figuration, la concentration de l’attention ou aussi bien l’extrême passivation des facultés, une mise en état de dépendance10. » Pour le dire autrement avec Gilles Deleuze, dans la société disciplinaire l’individu fait usage de la monnaie indexée sur l’étalon-or, dans la société de contrôle qui lui succède le dividuel est adjacent à la machine crédit soumise aux échanges flottants. Le regardeur et le collectionneur n’agissent pas, ils ne font pas usage de la peinture, ils fonctionnent selon le programme de l’artiste, qui les utilise tels certains de ses composants. La peinture Golden Shower (« douche dorée ») qui ouvrait l’antichambre de l’exposition de la Neue Galerie, de Cassel, lors de la documenta 14 est le mariage contre-nature des références à la Danaé de Gustav Klimt ou de Titien avec L’Origine du monde de Gustave Courbet. La pluie d’or censée incarner le membre fécond de Zeus qui inonde Danaé est détournée en un jet viril qui surgit de l’entrejambe d’un Courbet trans. « Que faisait la main gauche du procureur Marx pendant qu’il écrivait Le Capital ? » s’interroge Lyotard, de la peinture nous répond Ashley.


Pierre Bal-Blanc, Athènes, février 2018

 

1.     Jean-François Lyotard, Économie libidinale, Paris, Les Éditions de minuit, « Critique », 1974.
2.     Johnny de Philo, « To Tremble the Ejaculate », in Andrea B. Braidt (dir.), Cyborg. Nets/z. Katalog zu / Catalogue on Dandy Dust (Hans Scheirl, 1998), Vienne, 1999.
3.     Dandy Dust, film britannico-autrichien de Hans Scheirl
, 1998, 94 minutes.
4.    Donna Haraway, « A Cyborg Manifesto : Science, Technology, and Socialist-Feminism in the Late Twentieth Century », Simians, Cyborgs and Women : The Reinvention of Nature, 1re éd., 1984, rééd., New York, Routledge, 1991, p. 149-181.
5.     Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie. L’Anti-Œdipe, Paris, Les Éditions de minuit,
« Critique », 1972.
6.     Les nouveaux philosophes, dont le chef de file et éditeur était en 1977 Bernard-Henri Lévy.
7.     Jean-François Lyotard, op. cit. à la note 1.
8.     Ibid.
9.     Ibid.
10.     Ibid.

Complément d'information

La plupart des oeuvres présentées à la galerie Loevenbruck dans le cadre de cette première exposition ont été produites pour la documenta 14.


Programme des expositions institutionnelles :
Ashley Hans Scheirl
05.05.2018 – 21.06.2018 : Künstlerhaus, Graz, Autriche
05.10.2018 – 25.11.2018 : Salzburger Kunstverein, Salzbourg, Autriche

Horaires

Mardi - Samedi, 11h - 19h.

Adresse

Galerie Loevenbruck 6 rue Jacques Callot 75006 Paris 06 France
Dernière mise à jour le 13 octobre 2022