Anne-Charlotte Yver

Exsangue - Acte III
Exposition
Arts plastiques
Galerie Marine Veilleux Paris 03

Même les corps absents ont des humeurs

Exsangue.

Le mot n’est que rarement usité. Il appartient au vocabulaire du corps et de la médecine : être exsangue, c’est avoir perdu son sang, lorsque les canaux sanguins ne sont plus irrigués. Quelle est donc cette force du sang qui coule dans les veines ? Une impulsion vitale. Pareil àla sève des végétaux et des arbres, le sang irrigue le corps. Le rapprochement avec la sève est loin d’être fortuit : car, pour obtenir du latex, il est de coutume d’appeler « saignées »les coupes franches effectuées dans les troncs des grands arbres d’Amazonie. C’est le sens de l’apparition de cette matière nouvelle dans le travail sculptural d’Anne-Charlotte Yver : le latex, qu’elle manipule àl’état liquide, avant que cela ne fige, est une matière vivante, qu’elle fait coaguler dans un système de moules lui donnant la forme de lambeaux ou de bandes. Puis, cette matière que l’on ne peut s’empêcher de percevoir comme une chair, est étirée parfois jusqu’àla translucidité, d’autres fois laissée assez épaisse; elle peut même être photosensible. On a désespérément envie de toucher, pour comprendre si on a bien affaire lààune peau prise dans un étau, entre des mâchoires d’acier qui l’enserrent et la pressent, comme un garrot permettant d’arrêter l’hémorragie. La sculpture traite ici de la physicalitédes corps au sens le plus concret : il fut un temps dans l’Antiquitéoùles inventeurs de la médecine parlaient des humeurs, ces substances sécrétées par l’organisme —le sang, la lymphe, la salive ou la bile —qui circulent dans le corps et qui doivent parfois en être expulsées, ces fluides étant responsables de la bonne santé, mais aussi des déséquilibres et des crises. C’est donc ce qui condamne tout vivant àune instabilitéconstitutive. Anne-Charlotte Yver regarde dans les yeux ces données et ne s’en détourne pas : elle crée alors des œuvres évolutives qui prennent tout leur sens dans l’espace qu’elles investissent. Par exemple, une table de massage trouvée dans la rue, puis désossée et réduite àune structure d’acier, devient le lieu d’une œuvre-laboratoire oùles formes s’étirent et se condensent, par l’intermédiaire de « lignes d’acier »: ces lignes sont des dessins spatialisés s’arrêtant brutalement, ou bien se prolongeant et connectant entre eux différents espaces. Le corps est absent sur cette table de massage, àmoins que cela ne soit une table de torture ou d’expérimentation, l’artiste citant volontiers Frankenstein dont Mary Shelley pouvait dire des machines du laboratoire oùle « monstre »est mis au point qu’elles sont autant d’« instruments de la vie ». Donner vie àl’inaniméc’est nécessairement créer du monstrueux, rivaliser d’énergie avec les forces de la nature, et ritualiser les gestes qui permettent dès lors aux formes d’émerger. C’est un travail de sorcier alchimiste ou de chirurgien fou, dont le projet serait de donner forme àl’informe, de transgresser les frontières des règnes et des genres.

Léa Bismuth
_

Léa Bismuth est critique d’art et commissaire d’exposition indépendante (Documents 1929-2015 : URDLA, jusqu’au 14 novembre, en Résonance avec la Biennale de Lyon 2015/Focus. Et àvenir : Les Fragments de l’amour, CAC La Traverse, àpartir du 8 décembre 2015).

Horaires

La galerie est ouverte du mercredi au samedi, de 13h à 20h et le dimanche de 14h à 19h, ainsi que sur rendez-vous.

Adresse

Galerie Marine Veilleux 47 rue de Montmorency Paris 03 France
Dernière mise à jour le 2 mars 2020