Vue de l'exposition «Boogy Show» au Tracé Centre du Graphisme

Vue de l'exposition «Boogy Show» au Tracé Centre du Graphisme - Échirolles © Jean-Philippe Bretin.

Entretien croisé avec Julien Priez, créateur de caractères, Jean-Philippe Bretin, designer, enseignant et commissaire de l'exposition, Nils Paubel, réalisateur et Antoine Stevenot, designer graphique et membre du studio Spassky Fischer, à l'occasion de l'exposition « Boogy Show » qui se déroule au Tracé Centre du Graphisme à Échirolles du 1er mars au 16 juillet 2023.

Julien Priez, votre pratique est à la fois liée à la création de caractères de labeur qui intègre la gestion de micro-détails, mais elle s'inscrit également dans des formats imposants, comment gérez-vous ces différences d'échelle ?

Nous sommes entourés de textes dont la typographie varie selon le support, allant du livre de poche au camion. Cette omniprésence la transforme en un bien commun, mais elle est souvent ignorée. Si nous ne prêtons pas attention à ces lettres, nous pourrions facilement oublier qu'elles ont été dessinées par quelqu'un. Cette situation est tout à fait normale, elle incite les dessinateurs de caractères à se poser deux questions fondamentales : le format (micro et macro) et la visibilité (de la discipline et de l'auteur) dans un marché saturé. Ces contraintes influencent mes formes ainsi que ma démarche artistique. La police de caractères Boogy Brut en est un exemple. La typographie est le fruit d'une longue évolution de l'écriture. Les paramètres qui influencent la structure des lettres sont : la technologie (l'outil, le contexte), l'époque (la politique, l’environnement), la culture (l'art, la langue) et l’individu (l’artiste).Ces facteurs sont interdépendants et doivent être analysés pour comprendre cette discipline, comme un dessinateur étudie les modèles vivants ou un pianiste pratique ses gammes. Observant la diversité des outils et des structures des lettres, j'adopte une posture d'étude continue plutôt que de devoir choisir entre une technique ou une autre. Je me les suis ainsi approprié, en assumant ce que les outils me permettent de dessiner. La scénographie de l’exposition présente cette posture au public.

Vue de l'exposition «Boogy Show» au Tracé Centre du Graphisme

Vue de l'exposition «Boogy Show» au Tracé Centre du Graphisme - Échirolles, © Jean-Philippe Bretin.

Jean-Philippe Bretin, comment avez-vous envisagé le commissariat de cette exposition pour transmettre le travail de Julien ? 

Ce que j’ai cherché à transmettre — et que Julien n’aurait pas la prétention d’affirmer — c’est la position unique qu’il occupe dans le champ de la typographie et du dessin de lettres. L'exposition est structurée en trois salles thématiques. Dans la première, nous avons choisi ensemble de donner à voir la dimension manuelle, calligraphique de son travail par un lettrage monumental qu'il a tracé spécifiquement pour le lieu. On peut s’approcher des murs pour s’immerger dans la texture de la lettre et découvrir un parcours d’archives photographiques, de fac-similés et d’originaux de petits formats. La visite se poursuit dans une seconde salle par deux vidéos de Nils Paubel qui retracent les quelques jours passés sur le lieu pour préparer, esquisser et dessiner ce grand lettrage. On y découvre aussi un certain rapport au temps, des moments de doutes et la dimension physique de l’écriture. La troisième salle montre des projets numériques et typographiques témoignant de la manière de penser la lettre qui se fait aussi par le biais de l’assemblage, de la combinaison, du système et d’un rapport décomplexé avec les outils numériques. L'ensemble démontrant une œuvre conséquente et singulière.

Vue de l'exposition «Boogy Show» au Tracé Centre du Graphisme

Vue de l'exposition «Boogy Show» au Tracé Centre du Graphisme - Échirolles, © Jean-Philippe Bretin.

Nils Paubel, vous avez réalisé un film qui témoigne des questionnements de Julien Priez et qui confronte le spectateur à la création du lettrage réalisé dans la première salle. Comment avez-vous envisagé de témoigner de son rapport au temps, de sa création, de ses silences et de ses doutes ?

Le film donne à voir l’exécution de ce BOOGY monumental, entrecoupé des moments de doutes, d'égarements ou de trouvailles. Il nous livre aussi quelques révélations. Par exemple, la chronologie de dessin des lettres est dévoilée, certaines demandent plus de contrôle dans la tenue du pinceau, d’autres un certain lâcher prise. On découvre donc que Julien ne les peint pas dans l’ordre de lecture. Mon intention dans le fait de le filmer à l’ouvrage relève de la captation de performance où il faut être à l’affût. Le connaissant et l'ayant vu à l'oeuvre depuis de nombreuses années, je mesure le tempo qu’il donne à son travail calligraphique à grande échelle. Se succèdent de longs moments de réflexion puis des fulgurances où les tracés peuvent aller très vite, s'en suivent des répétitions de gestes et une improvisation qui sort de l’esquisse.

Image extraite du film réalisé par Nils Paubel

Image extraite du film réalisé par Nils Paubel et présenté à l'exposition «Boogy Show» au Tracé Centre
du Graphisme - Échirolles, © Nils Paubel

Image extraite du film réalisé par Nils Paubel et présenté à l'exposition «Boogy Show»

Image extraite du film réalisé par Nils Paubel et présenté à l'exposition «Boogy Show» au Tracé Centre
du Graphisme - Échirolles, © Nils Paubel

Antoine Stevenot, vous avez réalisé la scénographie de l'exposition, comment s'incarne-t-elle et comment l'avez-vous adaptée au travail de Julien Priez ?

Tout travail de dessin de lettres, d’une manière ou d’une autre, est une opposition entre plein et vide, entre noir qui reçoit et blanc qui en émerge.

Davantage encore dans la pratique de Julien, puisqu’elle cherche à mêler deux pôles tenus pour contradictoires: le geste manuel d’un côté, la pensée mécanique de l’autre.

Nous avons donc cherché, avec Jean-Philippe et Julien, à placer la scénographie dans une polarité forte. En opposant geste manuel et pensée mécanique. (La première salle est toute entière recouverte de lettres tracées à la main par Julien, tandis que la seconde ne présente que des lettres imprimées mécaniquement.) En opposant gigantesque et minuscule. (Sur chacune de ces lettres, hautes de près de 4 mètres, nous avons déployés de petits objets — photographies, outils de travail, feuilles d’exercices calligraphiques.) En opposant temps long et temps court. (Il est proposé au spectateur d’alterner les points de vue. De se tenir loin pour saisir, d’un coup bref, les lettres inscrites aux murs. Puis de s’en approcher, pour arpenter longuement les documents accrochés et entretenir une relation plastique aux lettres, à la trace laissée par Julien, au détail défini par lui.)

Nous avons aussi cherché à penser spécifiquement l’exposition. Elle s’exprime à travers le lieu du Tracé. Elle s’inscrit dans son échelle et ses caractéristiques. Sur chaque mur, un mot. Sur toute sa hauteur, les lettres. Et ainsi de suite… L’exposition cherche ainsi à échapper au multiple — avec toute la difficulté pour un objet de design d’échapper à ce qui le constitue — pour lui préférer un travail “singulier”, un travail qui s’exprime dans un temps et un espace donné.

Nous avons tenté d’étendre cette “singularité” en nous servant des espaces de communication comme espaces d’exposition. Les vitres du bâtiment, d’ordinaire dédiées à la signalétique, accueillent des peintures de Julien. Les affiches de rue, habituels supports d’information, sont recouvertes d’une trace de bombe toujours différente laissée par Julien. Plutôt que d’en être les émissaires, ces supports tentent d’être une extension de l’exposition dans la ville.

Le travail de Julien tend vers l’expansion. Il ne semble jamais plus à l’aise que lorsqu’il se propage avec abondance jusqu’aux limites du support. Celui de Spassky Fischer tend vers la contraction. Il n’est pas de plus grande satisfaction pour nous que de s’en tenir à une forme et d’atteindre son épuisement. En faisant appel à notre bureau pour la scénographie et la communication de l’exposition, Julien a fait un choix étonnant. Celui de la dissension. C’est du moins comme ça que nous l’avons lu. Il n’a donc pas été question de s’adapter à son travail. Mais bien plutôt d’être recouvert et débordé par cette pratique qui semble une insatiable expansion.

https://www.echirolles.fr/culture-sports-loisirs/le-trace

Vue de l'exposition «Boogy Show» au Tracé Centre du Graphisme

Vue de l'exposition «Boogy Show» au Tracé Centre du Graphisme - Échirolles, © Jean-Philippe Bretin.

Entretien réalisé par Annabelle Ladrière, stagiaire au service design graphique au Centre national des arts plastiques, 2023.

Dernière mise à jour le 2 août 2023