Focus sur... les recherches d'Aurélien Vret, chercheur associé à la BnF

Série de lettres

Aurélien Vret, Carbone, carbone, carbone, carbone, [1 m 30 × 81 cm, acrylique sur toile polyester, 2023.]

Entretien avec Aurélien Vret, artiste plasticien, dessinateur de caractères, dont le Prosaic, distribué par Typofonderie. Diplômé de l'Institut supérieur des arts et du design de Toulouse (Isdat), ses recherches l'ont mené à créer de nouveaux systèmes de typographie numérique. Il a notamment été lauréat chercheur associé à la BnF (Bibliothèque nationale de France) pour y étudier le Fonds Mandel.

Vous avez été chercheur associé à la BnF, comment ce projet a démarré et comment l'avez-vous mené ?

J’ai découvert l’existence des poinçons de civilité, ainsi que ceux de la typographie Univers dessinée par Adrian Frutiger, en août 2019, lors d’une simple visite à la bibliothèque de l’Arsenal. Ce qui m’a motivé à déposer  une candidature en 2021 à la Bibliothèque nationale de France (BnF). Je suis devenu lauréat chercheur associé sur le site de la bibliothèque de l’Arsenal, pour étudier l’ensemble de la collection du dessinateur de caractères Ladislas Mandel (1921-2006), le dernier dessinateur de la fonderie Deberny & Peignot, qui a fait l’objet d’un leg à la BnF en 2007. J’ai donc passé un contrat d’un an avec la Direction à la stratégie et à la recherche (DSG) de la BnF, avec comme référente scientifique la conservatrice en chef Anne-Bérangère Rothenburger.

De quoi est constitué le Fonds Mandel ?

Le leg à la bibliothèque de l’Arsenal est constitué d’ouvrages imprimés décrits dans le catalogue général de la BnF, ainsi que des archives manuscrites et dessinées de Ladislas Mandel. J’ai principalement étudié le matériel de gravure et de fonderie des caractères d’imprimerie. En intitulant ma recherche « Pourquoi il est important de faire de la typographie contemporaine à la BnF, et ce que cela change pour l’avenir de la création artistique en général. », j’envisageais d’étudier les premières publications qui emploient ces caractères. Très souvent, elles ont en effet marqué l’histoire de la littérature ou l’histoire de l’art.

Le dépouillement du Fonds Mandel m’a donc amené à écrire sur l’histoire des fonderies de caractères d’imprimerie du XVIᵉ au début du XXᵉ siècle et de leur emploi dans l’histoire de l’imprimerie. Son étude m'a permis d’approcher de plus près l’histoire de ces fonderies à partir de sources primaires, mais aussi de comprendre leur usage d’origine dans l’histoire du livre et du graphisme, grâce aux autres Fonds de la bibliothèque de l’Arsenal, ainsi que les différents départements de la BnF. Cette étape a été indispensable pour pouvoir correctement cataloguer le Fonds.

Quelle méthodologie avez-vous appliquée pour répertorier ce Fonds et en quoi votre regard, en tant que graphiste et créateur de caractères vous a aidé dans cette démarche ?

J’ai employé différentes mesures de description et de classement des typographies issues de mon métier de dessinateur de caractères. Ce qui ne se pratique pas dans la recherche académique actuelle. À cette occasion, j'ai identifié des poinçons de Joseph Molé, dont il n’existait aucune biographie précise, à partir des spécimens de la Fonderie Générale. Son travail de fondeur utilisé pour l’impression de la librairie romantique — comme les premiers romans de Victor Hugo — avait pratiquement disparu de l’histoire de l’imprimerie moderne. Le catalogage a pu se faire ensuite grâce à l’acquisition numérique (i.e. la reproduction de l'objet) de ce matériel de fonderie que j’ai dû réaliser par mes propres moyens, avec un scanner à plat, pour déterminer la nature et la fonction exacte de ces objets. J'ai ainsi pu rapprocher l’objet et l’épreuve de caractères imprimée grâce à un pied à coulisse électronique. C’est après ces deux opérations d’acquisition et d’écriture, que j’ai commencé à cataloguer l’ensemble des objets de fonderie du Fonds Mandel avec Sophie Guérinot, conservatrice en chef de la bibliothèque de l’Arsenal en suivant ses règles de rédaction des notices pour le catalogage spécifique des objets définies en début de recherche.

« z », caractère gravé par Marcel Mouchel

Adrian Frutiger [en collaboration avec Lucette Girard et Ladislas Mandel], Univers 59, « z », caractère gravé par Marcel Mouchel, matrice justifiée en galvanoplastie, alliages de nickel et de cuivre, corps 48 points Didot, fonderie Deberny et Peignot, 18 rue Ferrus, Paris, 1953-1957, BnF, bibliothèque de l’Arsenal, Objet Mandel 225 (8).

Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?

Déterminer la composition chimique des objets métalliques a été difficile à établir sans études systématiques. Car le développement de la fonderie en caractères mobiles est aussi une histoire incessante de profondes mutations technologiques. L’étude de la fonderie Deberny & Cⁱᵉ montre  que dès le milieu du XIXᵉ les fonderies de caractères typographiques collaboraient étroitement avec les différents grands corps techniques : Alexandre Deberny était centralien, son fils adoptif, Charles Tuleu, son successeur, était, pour sa part, polytechnicien.  Étant moi-même membre du Centre français de la couleur (CFC), j’ai pu me mettre en relation avec des chercheurs spécialisés dans la caractérisation des métaux à l’École des Mines de Paris, et présents également au sein du  Groupement de Recherche 2044 APPAMAT créé en 2019 par le CNRS. Leur étude en laboratoire reste cependant à faire.

 

Esquisse de la lettre A d’après le poinçon en acier gravé par Philippe Danfrie

Aurélien Vret, Lettre françoyses, «A», [esquisse d’après le poinçon en acier gravé par Philippe Danfrie, corps saint augustin (type B1), 1558, Objet Mandel 194, bibliothèque de l’Arsenal, BnF, 29,7 × 42 cm, acrylique sur papier, 2023, collection particulière].

Vous avez notamment identifié plusieurs poinçons, quelles sont leurs spécificités et/ou caractéristiques ?

C’est en découvrant l’existence des poinçons en caractères de civilité, ou lettres françoyses, à l’Arsenal en 2019, grâce à Anne-Bérangère Rothenburger, que j’ai décidé de faire cette recherche. Ces poinçons en acier gravés par Philippe Danfrie (1534?-1606) en 1558 sont les plus anciens conservés par la BnF. Rémi Jimenes a publié un célèbre ouvrage sur ces caractères1 ce qui m’a guidé en même temps sur un sujet d’étude complexe. Après la faillite de la fonderie Deberny & Peignot, l’existence de ces poinçons était jusqu’alors inconnue par le monde académique.

 

«p», corps 6 pts Didot, gravé par Constant et Auguste Aubert? poinçon en acier

Troisième série des caractères ordinaires, «p», corps 6 pts Didot, gravé par Constant et Auguste Aubert, poinçon en acier, hauteur de x de 1,2 mm, fonderie Laurent & Deberny, 17 rue Visconti, Paris, 1878, Objet Mandel 221 (1), bibliothèque de l’Arsenal, BnF, reproduction numérique d’Aurélien Vret.

J’ignorais la présence des différentes séries des Caractères ordinaires gravés pour la fonderie Laurent & Deberny et Deberny & Cⁱᵉ à la bibliothèque de l’Arsenal. J’ai choisi de les étudier car ils comportent les plus petits poinçons gravés du Fonds Mandel. C’est pour les différentes séries des Caractères ordinaires que j’ai été contraint d’utiliser un scanner. L’étude du poinçon en corps 6 pts Didot, de la Troisième série des caractères ordinaires, était impossible à l’œil nu en ne disposant que d'un pied à coulisse. J’ai voulu comprendre le rôle exact de ces différentes séries des Caractères ordinaires pour le progrès de l’optique physiologique grâce aux travaux du docteur Émile Javal (1839-1907). Ses recherches sont bien connues dans l’histoire de la typographie, et Ladislas Mandel a lui-même largement œuvré à la diffusion des démonstrations optiques de l’ophtalmologue. L’optique physiologique a aussi eu une grande influence sur la peinture moderne, comme celle de Paul Cézanne, lorsque Émile Javal a traduit2 les travaux d’Hermann von Helmholtz (1821-1894). De la même façon, la recherche que j’ai menée sur le Robur, dessiné par l’affichiste et dessinateur de caractères George Auriol (1863-1938), montre que les avant-gardes artistiques ont joué un rôle dans la gravure industrielle de nouveaux caractères d’imprimerie. Cela correspond à ma façon de pratiquer le dessin de caractères numérique.

Comment vit ce Fonds aujourd’hui ? Est-il consultable en ligne ou sur place ?

Avec Sophie Guérinot, nous avons rédigé 158 notices. Ce qui correspond à pratiquement l’ensemble des notices intitulées Typographie, matériel de gravure et de fonderie des caractères d’imprimerie3 du Fonds. Cet inventaire  est maintenant mis à disposition des lecteurs de l’Arsenal qui souhaitent consulter cette partie du Fonds Mandel. Il s’insère aujourd’hui dans la vie ordinaire des collections de la Bibliothèque nationale. Elles sont progressivement versées dans le catalogue général4, où elles ont vocation à signaler leur présence dans l’institution. Je souhaite également transmettre librement ces fichiers de reproduction numérique au Département de la coopération, dont dépend Gallica, afin que ces images puissent servir à d’autres chercheurs qui souhaitent approfondir l’étude des autres objets du Fonds que je n’ai pas eu le temps de mener.

Série de lettres

Aurélien Vret, Carbone, carbone, carbone, carbone, [1 m 30 × 81 cm, acrylique sur toile polyester, 2023.]

Suite à votre recherche sur le Fonds Mandel, quels projets ont émergé ?

Je continue le travail artistique que j’ai initié avec ce projet de recherche et que je n’ai pas eu le temps de développer autant que je le souhaitais. La découverte d’Hermann von Helmholtz me permet maintenant d’expérimenter ses recherches en physiologie pour l’emploi des matériaux de la couleur en peinture. J’ai aussi rédigé le texte, Écriture, estampe, typographie, photographie, peinture. Il rejoint les recherches plus méthodiques que j’ai opérées sur les cas particuliers du matériel de fonderie, dans le sens où j’ai essayé de tirer les conséquences théoriques de ce que j’ai analysé à partir des sources primaires. Cela contribue à changer ma manière de faire du dessin de caractère numérique. Pas seulement parce que la découverte d’un graveur comme Joseph Molé apporte toute une histoire de la typographie qui est tristement absente des manuels d’histoire de l’imprimerie, mais aussi pour la façon dont le métier de graveur de poinçons est en réalité beaucoup plus imbriqué qu’on ne l’imagine dans les métiers de l’estampe et de la gravure en général.

Pour en découvrir davantage sur le travail de Aurélien Vret à propos du Fonds Mandel, vous pouvez consulter le lien suivant :

https://bnf.hypotheses.org/author/vret

 

Notes

  1. Rémi Jimenes, Les caractères de civilité, Typographie et calligraphie sous l’ancien régime, France, XVIᵉ – XIXᵉ siècle, Atelier Perrousseaux éditeur, [Gap], 2011
  2. Hermann von Helmholtz, Optique physiologique, tradudction Émile Javal et Néphtali-Théodore Klein, Victor Masson et Fils, 1867, Paris, <https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k63342406/ >.
  3. Aurélien Vret, Typographie, matériel de gravure et de fonderie des caractères d’imprimerie, 158 notices, Fonds Mandel, Bibliothèque de l’Arsenal, 1 Rue de Sully, Paris, 2023, BnF.
  4. Poinçon du caractère A en lettre françoyse, corps saint Augustin (type B1)] [Objet] / [écriture de chancellerie de Nicolas Breton] ; [gravée par Philippe Danfrie], OBJET MANDEL-194 (4), bibliothèque de l’Arsenal, BnF, <https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb47217598m >.

 

Entretien réalisé par Annabelle Ladrière, stagiaire au service design graphique au Centre national des arts plastiques, 2023

Dernière mise à jour le 2 août 2023