Abstraction Lyrique en résonance

Exposition
Arts plastiques
Galerie Bertrand Trocmez Clermont-Ferrand
Couverture du catalogue

Vers un « autre réel », un nouveau langage plastique gestuel et sensible

À l’occasion de son quarantième anniversaire, la galerie Bertrand Trocmez présente une exposition en hommage aux artistes abstraits lyriques de la Nouvelle École de Paris qu’elle défend depuis sa création. Neuf artistes sont ici réunis et incarnent chacun dans leur singularité cette tendance non-figurative, gestuelle, informelle ou « paysagiste abstraite » qui éclot dans l’immédiate après-guerre : Gérard Schneider (1896-1986), Ida Karskaya (1905-1990), Natalia Dumitresco (1915-1997), Wanda Davanzo (1918-2017), Huguette Arthur Bertrand (1920-2005), Oscar Gauthier (1921-2009), Ladislas Kijno (1921-2012), James Guitet (1925-2010), et Pierre Fichet (1927-2007). À l’exception de Wanda Davanzo qui connut un parcours à rebours de ses camarades, tous firent partie de la galerie Arnaud, lieu mythique d’échanges et d’émulation durant ces « années de combat[1] » vécues autour de Jean-Robert Arnaud, secondé par l’artiste américain John Franklin Koenig et par le critique Michel Ragon. Dès la Libération, de jeunes galeries naissent, souvent dirigées par des femmes qui prennent le risque d’exposer une génération d’artistes débarrassés de l’emprise des maîtres qui appartiennent déjà au passé. En 1946, Schneider prend part à l’exposition des « Peintures abstraites » chez Denise René aux côtés de Dewasne, Deyrolle, Hartung et Marie Raymond, précédant son exposition personnelle chez Lydia Conti l’année suivante. La fin des années 1940 sont charnières dans la mise en place d’une nouvelle tendance abstraite qui fait la part belle à l’émotion, au ressenti et à l’inconscient de l’artiste en réaction à l’abstraction géométrique. La guerre et l’Occupation avaient mis une chappe de plomb sur l’art vivant étouffant toute liberté et épanchement. Cette génération née dans les années 1920 connaît sa pleine émancipation au sortir de ce second conflit mondial. La « joie de vivre » revient et avec elle la prolifération de nouvelles galeries, les artistes soutenus par les critiques qui vivent à leurs côtés leurs expérimentions plastiques témoignent de ce langage novateur en train de prendre forme. Le geste, la forme (ou l’informe), la matière, la diversité des matériaux employés en complément de la peinture à l’huile, la libération du sujet débarrassé d’une volonté de traduire fidèlement la nature, sans pour autant l’abandonner, multiplient les tentatives des artistes. En parlant de la peinture de Guitet, Michel Ragon introduit le terme de « paysagisme abstrait » qui définira ensuite la peinture non-figurative ayant une dette envers le réel de la nature. Le retour à la nature est recherché et se traduit avant tout par l’émotion et son souvenir dont le geste libre sur la toile se fait le médium. L’acte créateur affranchi de tout dogme plastique prime devant la représentation figurative et la fidélité au nombre d’or. En réaction à la peinture lisse en aplats revendiquée par l’abstraction géométrique, les abstraits lyriques et informels choisissent au contraire de valoriser les scories et la rugosité de la matière (huile et pigments en couche épaisse ou en grumeaux), procédé initié en 1945 par Fautrier dans ses Otages et les Hautes pâtes de Dubuffet, tout comme l’emploi de matériaux (ficelle, sable, essence, papier journal ou plastique…) entrés par effraction dans l’histoire de l’art avec les cubistes.

 

Pionnier du geste libre, troisième homme du « trio inséparable » avec Hartung et Soulages, Schneider déclare vouloir « libérer la peinture de la représentation servile de l’objet » pour préparer un « art indépendant, une peinture autonome n’existant que pour elle-même et en elle-même ». À partir des années 1960, il affronte la toile dans une joute gestuelle avec pour armes des pinceaux aux brosses larges, sa peinture alternant noir profond et couleurs diluées à l’extrême. Guitet explique pratiquer « l’analogie imaginaire » et non une « peinture de transposition ». Ses huiles sur panneau présentées dans l’exposition témoignent de cette recherche de la réminiscence de la lumière des sables de la Loire, l’épaisseur de la matière venant « donner corps » à ce naturalisme. Schneider compare la peinture abstraite à l’écoute de la musique et somme de se laisser porter par l’émotion et non de chercher à identifier les notes. Si le peintre lyrique, non-figuratif cherche à comprendre le mécanisme en le démontant, il perd son âme de poète, de passeur d’émotion. Dorénavant, la subjectivité de l’artiste est revendiquée, la référence à un modèle tangible devient caduque. Chez Ida Karskaya, le collage et la tapisserie à laquelle elle se consacre au milieu des années 1950, témoignent de son intérêt pour la matière et de ce qu’elle contient de vivant en elle. Les écorces, les bois, le métal, les objets-déchets vils unis à la noblesse de la peinture à l’huile participent de cette quête alchimique. À partir des années 1955, débute sa série des « Lettres sans réponse » où le signe se veut inachevé, se retrouve seul dans un face à face avorté. Entamée quelques années après la mort de son mari Serge Karsky, cette série tente de faire réapparaître la mémoire effacée, d’en saisir des bribes concrètes (avec des objets de récupération) ou imaginaires (un alphabet connu d’elle seule) qu’elle ancre et colle avec des papiers qu’elle malaxe, déchire, froisse, avec des matériaux de récupération qu’elle adjoint à son support.  Kijno choisit de figurer l’œuf pour sa symbolique de forme primordiale, creuset de toute vie. Les formes ovoïdes sont le sujet de recherches sérielles où les différentes matières s’affrontent pour témoigner d’un monde en perpétuel mouvement et rébellion du cadre. Le philosophe et critique Jean Grenier dit de lui qu’il « est descendu jusqu’aux assises du monde » et le concerné révélant faire de la « spéléologie mentale ». Cette descente en soi qui n’est pas exempte de doutes et de trébuchements se traduit dans une œuvre en éternel recommencement. Sa série des Écritures blanches dont la galerie présente quelques exemples témoigne de la libération du geste quelle que soit la dimension du support. Sans contrainte spatiale ni formelle, la graphie gestuelle révèle les ténèbres de l’inconscient. Huguette Arthur Bertrand recherche quant à elle à recréer l’espace préalablement détruit. Le recommencement d’un ordonnancement spatio-temporel se traduit par un schéma de lignes noires quadrillées formant des stries vives transperçant un fond souvent clair voire uniforme. La tapisserie vers laquelle elle se tourne au début des années 1970, lui offre la possibilité de travailler différemment sur ses lignes, ici des fils de laine, qu’elle tresse et tend.  Le geste maîtrisé devient idiome universel tout comme chez Natalia Dumitresco qui plus jeune pratiqua la peinture sur verre et dont on perçoit l’influence des aplats à l’intérieur de compartimentages par formes géométriques dans lesquels l’on déchiffre aussi un réseau de mailles noires. Ce type de construction plastique donne tout son rythme à la composition où l’alternance des fonds clairs et des cases noires ou froides s’inscrit dans une binarité presque musicale. Gauthier se détourne de la forme et du fond, notamment dans l’œuvre de 1961 qui appartient à sa série florale entamée à la fin des années 1950. Ici, la couleur s’émancipe radicalement de tout support, et notamment du fond généralement noir, pour exploser dans une joie dionysiaque. Certaines œuvres de cette période ont pour titre un registre qui appartient à celui de la nature et des jardins. L’artiste qui a abandonné temporairement le couteau ou la truelle, transmet son émotion par les couleurs vibrantes. La couleur verte, honnie notamment par Georges Mathieu qui y voit une référence évidente au monde de la nature et que doit rejeter tout abstrait lyrique, est ici célébrée. La non-figuration ne puise-t-elle pas sa source dans la réalité du monde et en le transcrivant de façon singulière a posteriori de tout modèle ? Chez Gauthier, les souvenirs de son enfance passée dans le Nivernais refont surface. Le monde onirique supplante la rationalité et le dogme d’une représentation signifiante. Pour Fichet, sa perception du monde passe par des compositions structurées où la couleur vient en complément de la forme. Ébloui par la peinture mystique de Zurbarán et celle janséniste de Philippe de Champaigne, il en retient le pigment préparé avec patience pour une facture délicate bien qu’appliqué par couches successives. Ses premières œuvres réalisées peu après son « entrée dans l’abstraction » sont encore tributaires des formes géométriques classiques (triangle et rectangle) avant de les épurer dans leur forme et la couleur pour que seul subsiste le souvenir de ce qui fut. Les toiles semblent inachevées, en attente d’un geste à venir. La toile non titrée, datée 1959, de l’exposition en est caractéristique. Provenant de la galerie Arnaud, elle témoigne de son refus de céder à la couleur. Au contraire, les blancs se métamorphosent par voisinage des autres valeurs cantonnées à un camaïeu restreint. L’œuvre de Davanzo est lui aussi empreint d’onirisme, de références telluriques et empiriques. Voisine de Schneider et de Marie Raymond, tous installés à la fin des années 1930 dans le Midi de la France, leur fréquentation fait office pour la jeune femme d’initiation au monde sensible. Installée en Argentine de 1947 à 1964, Davanzo développe seule son propre langage plastique, multipliant les expériences, notamment par la prise de psychotropes ou la découverte du discours analytique. Son œuvre, magistrale, est ici à redécouvrir d’urgence. L’ensemble des toiles que présente la galerie, réalisées entre 1959 et 1963, rend compte d’un travail personnel à l’intériorité puissante. La toile se fait le réceptacle du vivant du matériau et de la matière travaillée avec ardeur. Des mondes semblent advenir et accoucher. Créatrice également d’un alphabet graphique fait de lignes en liberté, Davanzo est aussi l’une des fondatrices du groupe V en 1972 aux côtés de Victor Laks, James Pichette ou encore Hossein Zenderoudi, tous adeptes d’un alphabet plastique novateur.

 

En présentant ces neuf artistes pour cette exposition-anniversaire, la galerie Trocmez reconstitue un groupe qui, de la galerie Arnaud aux salons d’Octobre, de Mai ou des Réalités Nouvelles chemina ensemble dans ces années fertiles. Reconnus en leur temps par la critique (tous à l’exception de Kijno et Davanzo prennent place dans le Dictionnaire de la peinture abstraite de Seuphor paru en 1957 ainsi que dans Vingt-cinq ans d’art vivant de Michel Ragon en 1969), ils ont participé aux manifestations plus récentes sur l’École de Paris (« Peintres de l’abstraction lyrique à Saint-Germain-des-Prés » à la mairie du 6ème arrondissement de Paris en 1980 organisée par Oscar Gauthier ; « 50e anniversaire de l’École de Paris » à l’Unesco en 1996 organisée par Henri Galy-Carles et Lydia Harambourg ; « L’envolée lyrique » au musée du Luxembourg en 2006 sous le commissariat de Patrick-Gilles Persin). Enfin, il faut rappeler le rôle majeur tenu par les galeries dans la défense et la promotion des artistes de cette génération. Oscar Gauthier rappelait que sa génération, en son temps, n’était reconnue par aucun officiel ni institution française. Seules les galeries, pionnières et courageuses, assurèrent ce rôle, soutenues par des critiques. Aujourd’hui, si pléthore de galeries se positionnent bien tardivement dans ce créneau de l’abstraction d’après-guerre, il nous faut saluer le travail de marchands, tels Bertrand Trocmez, qui défendent depuis plusieurs décennies ces artistes témoins de ces années lyriques.

 

 

Clotilde Scordia

Historienne de l’art

 

[1] Le terme est de Jean-Robert Arnaud pour désigner ces années qui suivent les « années héroïques » des débuts de l’abstraction autour de Kandinsky, Mondrian, Malevitch…

Autres artistes présentés

 

 

 

 

 

Huguette-Arthur Bertrand, Wanda Davanzo,

Natalia Dumitresco, Pierre Fichet, Oscar Gauthier,

James Guitet, Ida Karskaya,Ladislas Kijno,

Gérard Schneider

 

 

 

 

Horaires

Du mardi au samedi de 10 h à 12 h et de 15 h à 19 h

Accès mobilité réduite

Oui

Adresse

Galerie Bertrand Trocmez 11 rue Philippe Marcombes Clermont-Ferrand France

Comment s'y rendre

Parking Cathédrale à 50 m

Dernière mise à jour le 18 octobre 2023