Libre et son contraire exposition de Delphine Kreuter

Soutien aux galeries/exposition
Projet soutenu par le Cnap
Exposition
Arts plastiques
Galerie Alain Gutharc Paris 03

D’un cheval de bois à huit pattes à un mouton orné d’une corne de licorne aux couleurs arc-en-ciel, d’une statuette de danseuse décapitée à des silhouettes fantomatiques captées dans des théâtres urbains en (dé)construction, de mots inscrits sur des vêtements et des murs à des regards suspendus à la possibilité d’une apparition, les images de Delphine Kreuter s’entrechoquent, comme dans un labyrinthe secret et joyeux. L’éclectisme des situations et des personnes situées répond à la plasticité du regard de l’artiste happée par les brouillages du temps autant que par l’électricité de l’air. Ses images portent la trace de son étonnement et de sa fascination pour ce qui résiste à toute possibilité d’expliquer logiquement le monde.

Regarder le monde, c’est d’abord réunir ses reliques, recomposer ses ruines, y compris lorsque celles-ci s’incarnent dans une petite cassette audio brisée retrouvée dans la vallée du Panshir, ou dans un manège abandonné dans un désert des Émirats arabes unis. Resserrés, centrés sur la matière sèche d’une plaque ou d’une étiquette, mais aussi dilatés, élargis à l’immensité d’un vide, d’un paysage ou d’une page blanche, les cadres de Delphine Kreuter s’ajustent à des modes de perception opposés, comme la preuve en acte de ce qui l’aspire : une chose et son contraire. Souvent, au sein d’une même image, transpire cette tension entre un élan et son évanouissement, entre une aspiration et sa chute.
Les jeunes garçons en scooter sur une falaise semblent épris de liberté tout en se heurtant au risque de tomber dans le ravin et de céder au vide ; un manège abandonné dans le désert a l’allure d’un ruban infini, sans issue ; sur une voiture au bout du monde en guerre s’affiche un mot « Love », signe d’une résistance qui ne dit pas son nom ; la dernière phrase du roman de Houellebecq « Soumission », elle aussi au bord du vide, du blanc des pages non écrites, nous plonge dans l’inconnu ; Camille, jeune fille au regard doux et farouche, affiche l’ambivalence de la jeunesse, aussi forte qu’inquiète… L’écriture poétique de Delphine Kreuter abrite en son coeur vibrant cette alliance mystérieuse entre des signes qui se contredisent au moment même où ils s’expriment.

Au coeur de cette cosmogonie du minuscule et de l’ineffable, la mélancolie s’approche de l’élégie de la disparition, la résignation se mêle au goût de la liberté. Delphine Kreuter n’aime rien de plus que cette dialectique secrète entre une promesse et ce qui la contredit. Comme si à la matérialité implacable du réel, dont Jacques Lacan rappelait qu’il est « ce contre quoi on se cogne », la photographe opposait la fantaisie d’un regard indiscipliné, qui ne va que là où on lui dit de ne pas d’aller, qui s’attache aux infimes détails du monde.

Ce que Delphine Kreuter prélève du réel n’a comme consistance que la part d’étonnement qu’elle lui confère et qui contamine les regards de ses spectateurs, étourdis par un mélange de candeur et de poésie, de magie et de pesanteur.
L’absence d’un récit trop évident, fuyant un cadre qui pourrait étouffer son énergie libertaire, s’accommode de la présence, dans le même mouvement, d’un ré-ancrage dans le temps, une volonté de se situer dans l’espace et dans un moment de l’histoire. Le titre de l’exposition « Tête d’une jeune femme, Libre et son contraire », reprenant celui d’une image d’un cartel d’une sculpture à Damas, désigne en creux ce geste d’une identification. Identification d’une femme, comme le disait Michelangelo Antonioni, ou identification d’une
part manquante. La part qui manque à la marche souveraine du monde, ou qui manque à l’harmonie des choses de la vie. C’est avec ces manques, avec les marques de l’histoire, mais aussi contre les oublis, que joue Delphine Kreuter, cachant sous l’objectivité implacable de ses images enfantines l’espérance d’un salut malicieux. Elle ne devrait rien avoir à regretter à laisser ainsi son regard affronter le hasard et fuir la nécessité.

Jean-Marie Durand

Née en 1973 à Lyon, Delphine Kreuter a suivi des études de Lettres modernes. Elle pratique la photographie, et découverte par Alain Gutharc en 1997, elle expose pour la première fois à Berlin et à Paris. La même année, elle remporte le prix Paris Photo. Ses snapshots marquent la photographie française de la fin des années 90, début des années 2000. Delphine Kreuter a exposé dans de nombreux lieux, en France et à l’étranger ; elle compte des collectionneurs comme Yvon Lambert, Silvio Perlstein ou Christian Lacroix – avec lequel elle collabore à plusieurs reprises. Elle a publié quatre monographies et a plusieurs bourses et résidences à son actif.
Elle réalise de nombreuses vidéos et courts métrages - le premier « Marthe » est sélectionné au Festival de Clermont Ferrand en 1997. Son premier long métrage « 57000 km entre nous » produit par les films du poisson avec Mathieu Amalric et Florence Thomassin sort en 2008, il est sélectionné à de nombreux festivals, comme celui de Tribecca à New York, Hou Hsiao Hsien lui remet le prix spécial du jury à Taïwan. Elle réalise en 2011 « Dubaï Flamingo », produit par Paulo Branco avec Sergi Lopez et Vanessa Paradis, Florence Thomassin, Claire Nebout, la participation d'Isabelle Huppert. Son troisième long métrage est en développement. Elle retrouve Alain Gutharc après dix ans hors du circuit des expositions, et revient avec « Libre et son contraire », un show de trente-cinq photographies prises au cours de cette période, à travers le monde.

Exposition réalisée avec le soutien aux galeries du Cnap.

Artistes

Adresse

Galerie Alain Gutharc 7 rue Saint Claude 75003 Paris 03 France
Dernière mise à jour le 2 mars 2020