« La pomme de terre n'a plus que des amis »

Par Virginie Inguenaud
Adrien-Etienne Gaudez, Parmentier étudiant la pomme de terre, 1888

Adrien-Etienne Gaudez (1845-1902), Parmentier étudiant la pomme de terre, plâtre, 200x85x85 cm (FNAC 471). Paris, Ministère de l’agriculture, de l’agro-alimentaire et de la forêt, déposé en 1888.

« La pomme de terre n'a plus que des amis »

Cette phrase, de la plume de Parmentier (elle figure dans son ouvrage paru en 1789, Traité sur la culture et les usages des pommes de terre, de la patate et du topinambour), reprise par Georges Cuvier dans l’éloge posthume prononcé à l’Académie des sciences en 1815, témoigne de l’œuvre aussi bien scientifique que pédagogique réalisée par le savant picard pour populariser définitivement le tubercule. Antoine-Augustin Parmentier (Montdidier, 1737 - Paris, 1813), pharmacien et agronome, a travaillé dans bien des domaines. Jusqu’à la fin du second Empire, l’ensemble de son œuvre est célébré mais c’est « l’inventeur de la pomme de terre » qui sera glorifié par la Troisième République et ses artistes.

Le Parmentier des artistes

François Dumont le représente en peinture en 1812 (château de Versailles), assis dans son cabinet, en habit d’académicien (il est membre de l’Institut depuis 1795), portant la légion d’honneur (qu’il a reçue en 1810), tenant un bouquet de toutes les plantes qu’il a étudiées. Ces éléments iconographiques sont repris après la mort du savant aussi bien pour son tombeau au cimetière du Père-Lachaise en 1816 (par Périer de Latour) que pour les monuments érigés à sa mémoire, Parmentier continuant d’arborer les vêtements et insignes témoignant de la reconnaissance de ses pairs et de la Nation et : ainsi en va-t-il de la statue de Dominique Molknecht mise en place en 1848 à Montdidier (le bronze original, détruit en août 1918, a été restitué en 1931 par Albert Roze) sur un important socle orné de bas-reliefs en pierre, ou de celle de Pierre Hébert installée en 1865 à la faculté de pharmacie de Paris (Parmentier porte la toge professorale). Les œuvres d’art, l’imagerie populaire, les textes de vulgarisation scientifique produits sous la Troisième République rendent toujours un hommage appuyé à Parmentier, mais en réduisant ses travaux à la seule reconnaissance nutritive du tubercule. L’expression du ministre et académicien François de Neufchâteau (1750-1828), qui qualifia en son temps Parmentier d’« inventeur de la pomme de terre », trouve sa pleine illustration à partir de la fin du XIXe siècle. Les deux seules œuvres acquises par l’État (aujourd’hui gérées par le CNAP) qui représentent Parmentier, s’inscrivent pleinement dans cette dynamique. Le tableau de Paul-Louis Delance acheté pour 1500 francs au Salon de 1880 (FNAC 499, en dépôt à la mairie de La Flèche depuis 1881), montre Louis XVI et le savant devisant dans la plantation expérimentale de pommes de terre de la plaine des Sablons à Neuilly. La statue d’Adrien-Etienne Gaudez de 1886 campe un Parmentier débonnaire dans une tenue vestimentaire à la limite du négligé en train d’examiner le légume d’un air presque attendri.

Gaudez, le plâtre du Salon et le bronze de Neuilly-sur-Seine 

L’année 1886 marque le centenaire de la plantation de pommes de terre par Parmentier dans le champ expérimental des Sablons à Neuilly. De nombreux comités destinés à préluder aux festivités commémoratives voient le jour : on compte parmi leurs membres Eugène Chevreul, Ferdinand de Lesseps, Louis Pasteur, bref, tous les grands noms de la science et de l’ingénierie. L’État n’achète pourtant cette année là qu’une seule œuvre représentant Parmentier : Adrien-Etienne Gaudez reçoit pour 6000 francs la commande d’un modèle en plâtre (FNAC 471) et de sa traduction en bronze (FNAC 469), sans que la destination de l’une ou l’autre version ne soit fixée. Le plâtre, présenté au Salon la même année, attire immédiatement l’attention de la ville de Neuilly qui ne tarde pas à réclamer à l’État l’attribution du bronze. Deux raisons à cela : c’est à Neuilly que Louis XVI avait concédé un terrain à Parmentier pour ses expérimentations et à Neuilly qu’était né et que résidait l’auteur de l’œuvre, le sculpteur Gaudez. L’érection en place publique d’un monument commémoratif devant, à l’époque, recueillir l’assentiment des services de l’État suivant les termes de l’ordonnance de 1816, la ville de Neuilly obtient l’autorisation de la préfecture de la Seine à l’automne 1887. Restait à trouver l’emplacement. L’idéal aurait voulu que la statue soit installée sur le lieu même de l’expérimentation. Mais le terrain autrefois occupé par Parmentier, près de la porte Maillot, jouxtait les fortifications mises en place par Thiers autour de Paris, et il était réglementairement impossible de construire ou d’installer quoi que ce soit à proximité. Le centre de Neuilly est finalement retenu : la statue en bronze, travail du fondeur parisien Gruet, présentée en mairie mi-février 1888, est installée près de l’ancienne justice de paix où on l’inaugure en mars 1888 (la statue sera ensuite déplacée vers l’hôtel de ville en 1937 à l’occasion des 200 ans de la naissance de Parmentier). L’œuvre connaît aussitôt la célébrité : sujet d’un poème d’Amédée Burion où Parmentier apparaît en surhomme sauveur de l’humanité, motif principal d’une assiette en faïence distribuée pour la fête des écoles, articles et illustrations dans la presse, mentions dans les guides touristiques, éditions de bronzes de taille réduite...

Conservation du plâtre, disparition du bronze

Cette consécration de Parmentier répondait avec quelques décennies de décalage à un besoin concret d’hommage à rendre, non au savant, mais à l’« inventeur de la pomme de terre ». En effet, une revue de Dumanoir et Clairville, représentée pendant l’hiver 1845-1846 au théâtre du Palais-Royal à Paris, Les pommes de terres malades, évoquait malicieusement, dans le décor de l’acte premier, « une statue représentant Parmentier tenant une poêle à frire » et « en bas de la statue : à Parmentier, les pommes de terre reconnaissantes ». Ce n’est pourtant pas à une salle de spectacle que l’État attribua en 1888 le modèle en plâtre de Gaudez (FNAC 471) mais au ministère de l’Agriculture, rue de Varenne à Paris, où l’œuvre se trouve toujours, en parfait état. La version en bronze a disparu sous le régime de Vichy, déboulonnée au début de l’année 1942 pour envoi à la fonte en application de la loi du 11 octobre 1941 « relative à l’enlèvement des statues et monuments métalliques ». Elle a été remplacée en 1982 par une œuvre du sculpteur André Lavaysse et de la fonderie Emile Godard à Bagneux, entièrement financée par la ville de Neuilly et réalisée d’après une réduction en bronze conservée à l’hôtel de ville.

 

Virginie Inguenaud
Conservateur du patrimoine
Mission de récolement

Pour en savoir plus

- Archives nationales (F21/4395), Archives départementales des Hauts-de-Seine (D/O3/158), Archives communales de Neuilly-sur-Seine (1M53, 1M62).
- Lafont (Olivier). Parmentier au-delà de la pomme de terre. Paris, Pharmathèmes, 2013.
- Muratori-Philip (Anne). Parmentier et la pomme de terre. Paris, Nane, 2013.

Selon le critique d’art Georges Lafenestre, dans ses commentaires du Salon de 1886 publiés dans La Revue des Deux Mondes, « le cultivateur de la pomme de terre ne pouvait avoir de prétentions épiques. M. Gaudez, en l’habillant comme un gentilhomme jardinier […] a fait une œuvre familière d’une allure agréable ». Le bronze suscite des remarques identiques. Au moment de son inauguration en 1888, la presse française reconnaît que l’œuvre est « remarquable de naturel et de souplesse, et, dans une simplicité rustique, possède une aisance pleine d’élégance ». Ces qualités marquent également le Belge Georges Rodenbach (le futur auteur de « Bruges-la-Morte »), correspondant à Paris du Journal de Bruxelles. Il loue l’aspect débonnaire de cette représentation tranquille qui forme « un heureux contraste avec toutes ces statues de conquérants, en casques et en cuirasses, qui peuplent les places publiques ».

Dernière mise à jour le 17 mai 2021